A la mort de César, Cléopâtre regagne Alexandrie avec un objectif : ne pas entraîner son royaume dans la guerre civile à l’issue incertaine qui déchire Rome. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous raconte comment la reine égyptienne a misé sur sa relation avec le consul Marc-Antoine pour y parvenir.
Après l'assassinat de César, Cléopâtre doit manœuvrer habilement pour assurer l'intégrité de l'Egypte. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte la stratégie adoptée par la reine pour conserver le soutien de Rome, notamment grâce à sa relation avec le consul Marc-Antoine.
Lorsque Cléopâtre regagne Alexandrie après l’assassinat de César, elle emmène avec elle leur fils Césarion. Avant cet enfant, le dirigeant romain n’avait jamais pu avoir de fils. Si bien qu’en 44 avant J-.C., il avait adopté son petit-neveu, Octave.
Celui-ci se trouve en Epire lorsque lui parvient la nouvelle de la mort de César qui le désignait comme son héritier. Il est évident que dans la nouvelle guerre civile qui s’annonce, Cléopâtre ne peut qu’être du côté de ceux qui veulent venger l’assassinat de son amant. Mais il lui faut quand même ménager les assassins car Brutus contrôle la Grèce et l’Asie tandis que Cassius s’est jeté sur la Syrie. En réalité, la reine ne vise qu’un objectif : ne pas entraîner son royaume dans la guerre civile romaine, à l’issue incertaine.
Pour gouverner Rome, les chefs Césariens (Antoine, Octave et Lépide) constituent un nouveau triumvirat. Fin 43 avant J-.C., ils permettent à Cléopâtre de donner à son fils Ptolémée, qu’elle appelle Césarion, le titre de roi d’Egypte. Dès février 42 avant J-.C., un texte officiel est daté du règne conjoint de Cléopâtre et de son fils Ptolémée XV.
La souveraine est néanmoins inquiète car Cassius menace d’envahir l’Egypte depuis la Syrie. Elle tente de l’en dissuader en l’avertissant que la famine et la peste y font rage. C’est malheureusement vrai : la peste bubonique est décrite pour la première fois dans l’Histoire par le médecin de Cléopâtre. Elle ravage le pays en 42 et 41 avant J-.C.
Pour compliquer la situation, Arsinoé, la sœur cadette de Cléopâtre, graciée par César, s’est ralliée à Cassius et à Brutus, alors à Ephèse. Le grand prêtre du temple d’Artémis à Ephèse l’a même saluée comme la nouvelle reine d’Egypte ! Mais Cassius n’envahira finalement pas le pays. A l’automne 42, il est appelé par Brutus en Macédoine pour affronter Antoine et Octave dont les troupes viennent de débarquer en Grèce.
Cléopâtre décide aussitôt de les soutenir et leur envoie une flotte de secours. Elle la dirige elle-même mais une tempête, au large de l’actuelle Libye, détruit presque tous les navires. La reine regagne Alexandrie avec beaucoup de difficultés. Après la défaite de Brutus et Cassius à Philippes, en Macédoine, elle se réjouit d’avoir fait le bon choix. Cassius se fait tuer par un serviteur avant que Brutus ne se suicide à son tour.
La rencontre d’Antoine et Cléopâtre à Tarse
Après leur victoire à la bataille de Philippes, près de la mer Egée, Cléopâtre fait face à des vainqueurs qui ont quelques raisons de douter d’elle. Il faut absolument qu’elle les rencontre pour les convaincre de sa fidélité.
Octave, malade, est déjà rentré à Rome tandis qu’Antoine entreprend une longue tournée en Méditerranée orientale afin de lever des fonds pour payer ses soldats et pour punir ou récompenser les souverains orientaux, selon leur comportement.
Cléopâtre sait très bien qui il est. Elle connaît sa réputation de grand buveur et d’amateur de femmes. C’est aussi un guerrier extrêmement courageux. Sa victoire à Philippes en est la démonstration. Lors de sa tournée triomphale, parvenu à Ephèse, il montre qu’il n’est pas un chef comme les autres. Il prétend descendre d’Héraclès, l’équivalent grec de Hercule, et rentre dans la ville précédé de femmes en costumes de bacchantes et d’hommes et d’enfants déguisés en satyres et en pans. On l’acclame sous le nom de Dionysos, le double grec du romain Bacchus, le dieu du vin. C’est pour le moins original !
Antoine sait que Cléopâtre veut le rencontrer. Il ne veut pas se rendre à Alexandrie car ce serait faire preuve de faiblesse envers la reine. Il lui demande donc de le rejoindre à Tarse, en territoire romain, dans la province de Cilicie.
Le moins qu’on puisse dire c’est que Cléopâtre va soigner son entrée. Elle ne va pas se présenter à lui en suppliante, mais au contraire avec un faste qui ne peut que le flatter, sinon l’impressionner. Le récit nous en est parvenu : "Elle remonta le Sydnos sur un navire à la poupe d’or, aux voiles de pourpre largement déployées. Le mouvement des rames, qui étaient d’argent, se faisait au son de l’aulos mêlé à celui des cithares. Cléopâtre était allongée sous un dais brodé d’or, parée comme Aphrodite, telle que les peintres la représentent… De petites servantes parées de robes de Néréides et de Grâces se tenaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Des parfums merveilleux, exhalés par de nombreux aromates, embaumaient les rives."
Antoine attendait la reine sur une estrade. Il se retrouve bientôt tout seul car son entourage s’est précipité pour contempler de plus près cet extraordinaire spectacle. Cléopâtre organise pour lui un dîner somptueux. L’invitation est rendue le lendemain et l’historien Plutarque peut conclure que "Cléopâtre subjugua totalement Antoine".
Aussitôt, ils deviennent amants. Elle n’a pas à le convaincre de sa bonne foi. Il en est totalement persuadé. Elle l’invite à passer l’hiver en Egypte. Il accepte sans hésiter, oubliant les Parthes qu’il était parti combattre. Cléopâtre obtient d’Antoine la mort d'Arsinoé, sa sœur qui l’avait trahie. Il envoie un commando à Ephèse pour l’exécuter.
Antoine passe l’hiver avec Cléopâtre à Alexandrie. Il confie à ses lieutenants la pacification de la Syrie mais fin 41, début 40 avant J-.C., la situation en Italie ne cesse de se dégrader. Il lui faut intervenir. Octave a mécontenté les classes moyennes en dépossédant de nombreux petits propriétaires pour loger, en accord avec Antoine, des vétérans de leurs armées. Mais la femme de ce dernier, Fulvie, prend le parti des propriétaires ! Le ton monte. La guerre éclate bientôt entre les deux camps. Antoine ne peut désavouer ni Octave ni sa femme, qu’il contrarie déjà suffisamment ! Il décide alors de regagner Rome.
Cléopâtre sans Antoine
Lorsqu’Antoine quitte l’Egypte, Cléopâtre est enceinte. Elle donne naissance à des jumeaux en octobre 40 avant J-.C. Un garçon, Alexandre Hélios et une fille, Cléopâtre Séléné ; le Soleil et la Lune. Une fois de plus, elle accouche seule. Elle va attendre Antoine trois ans. On ne sait rien de cette période, sinon qu’elle a naturellement assuré sa fonction de reine. Les historiens latins ne s’intéressent à elle que lorsqu’elle est à côté d’un romain illustre…
Evidemment, les deux amants se sont beaucoup écrit mais il n’y a aucune trace de cette correspondance. Le romain a retrouvé son épouse Fulvie, réfugiée à Athènes. Elle lui a certainement fait des reproches, n’ignorant rien de sa liaison avec Cléopâtre. On sait qu’Octave les a obligés à divorcer. Fulvie meurt peu de temps après.
Antoine est libre, divorcé puis veuf. Mais il ne va pas épouser Cléopâtre pour autant. Il s’est engagé dans un accord signé avec Octave à épouser sa sœur, Octavie. Et il n’a pas les moyens de le contrarier… Au printemps 37 avant J-.C., à Tarente, Antoine et Octave renouvellent le triumvirat pour cinq ans. Après cette alliance, Octave rentre à Rome tandis qu’Antoine part pour l’Orient, à Athènes puis à Antioche.
C’est depuis la capitale de la Syrie romaine qu’il compte réorganiser l’Orient à sa guise. Pour cela, le plus solide point d’appui dont il puisse disposer reste l’Egypte. Il est temps de revoir Cléopâtre. La riche reine peut l’aider à reconstituer ses forces, notamment sa flotte. Elle a les moyens et la puissance qui lui manquent. Peu importe son récent mariage avec Octavie…
Les retrouvailles d’Antoine et Cléopâtre
Les retrouvailles ont lieu à Antioche au début de l’hiver 37 avant J-.C. Elles sont célébrées fastueusement. Leur passion est toujours la même mais comme Antoine a besoin de Cléopâtre, il va se montrer d’autant plus généreux avec elle. Il lui accorde des territoires qui redonnent à l’Egypte un peu de son ancienne puissance du temps des Ptolémées : une importante zone côtière en Syrie, une autre autour de Damas, une partie du royaume Nabatéen (dans l’actuelle Jordanie), mais aussi Chypre et Cyrène. Il lui offre par ailleurs le contrôle de baumiers en Judée, l’arbre qui produit la myrrhe et dont l’exploitation est très lucrative.
Désormais, Antoine a confiance en Cléopâtre. Ils sont toujours amants mais ils sont, en plus, des alliés politiques. Il reconnaît les jumeaux nés en 40 puis épouse la reine entre les années 37 et 34 avant J-C.… alors qu’il est toujours marié à Octavie. Mais pour Rome, ce mariage n’a aucune valeur juridique.
Là-bas, il n’a pas que des amis. Il est violemment critiqué pour les territoires romains qu’il a gracieusement offerts à sa maîtresse. Cléopâtre a su lui montrer que l’Egypte pouvait être le pivot de l’organisation romaine de l’Orient. Dans cet Empire romain, elle voulait la première place, et elle l’a obtenue grâce aux territoires concédés par Antoine, baptisés "Les donations d’Antioche".
Le rêve oriental d’Antoine et Cléopâtre
Tout semble aller bien pour Antoine et Cléopâtre. Un troisième enfant, un garçon, est né de leurs retrouvailles en 36, qu’ils appellent… Ptolémée ! Leur vie à Alexandrie se déroule dans une atmosphère joyeuse. Ils multiplient les fêtes les plus extravagantes.
Cette période porte le nom de "vie inimitable". Le luxe des banquets est sans égal. Une débauche d’or, d’argent et d’étoffes de pourpre, sans parler des mets les plus recherchés – et donc les plus coûteux.
Cléopâtre fait un jour le pari avec Antoine de dépenser 10 millions de sesterces en un seul repas. Il croit l’emporter car le festin, bien que somptueux, n’est guère différent des autres qu’ils ont partagé. La reine décroche alors une perle portée en boucle d’oreille, la plus grosse et la plus belle connue en son temps. Elle la fait dissoudre dans du vinaigre… et l’avale d’un trait ! Elle s’apprête à sacrifier une seconde perle quand l’arbitre du pari l’arrête : elle a déjà gagné !
Le couple s’identifie à Dionysos et Aphrodite. Une identification divine non sans danger. A Rome, Octave accuse Antoine d’avoir abandonné sa qualité de romain pour adopter des cultes étrangers. Mais le couple considère que la vie fastueuse qu’il mène est destinée à montrer que la royauté de Cléopâtre est bien l’héritière de la monarchie hellénistique qui la rattache à Alexandre le Grand.
D’ailleurs, les époux ne se contentent pas de ces réjouissances. Cléopâtre s’intéresse aux sciences, elle rédige des ouvrages dans des domaines aussi variés que la cosmétique, la gynécologie ou encore l’alchimie. Antoine lui fait cadeau des 200 000 rouleaux de la bibliothèque de Pergame, la plus prestigieuse du monde grec après celle d’Alexandrie. C’est là qu’ils sont déposés, pour compenser les pertes survenues lors de l’incendie ordonné par César.
En 34 avant J-.C., Octave se sert des fêtes d’Alexandrie pour monter la population et le Sénat romains contre Antoine. Un épisode va précipiter la déclaration de guerre : Octave est averti qu’Antoine a déposé un testament auprès des Vestales. Celles-ci refusent de le lui remettre. Il ira le lire chez elles, dans le temple, et en fera un récit au Sénat. Celui qui fut son allié y demande à ce que son corps soit emporté à Alexandrie, quel que soit le lieu de sa mort, y compris Rome, pour être enseveli auprès de Cléopâtre. C’en est trop ! L’Empire oriental d’Antoine et Cléopâtre est un défi, et une menace pour Rome.
La bataille d’Actium et la tragédie finale
L’affrontement final entre Antoine et Octave est une bataille navale qui se tient au large du cap d’Actium, sur la côte occidentale de la Grèce, au sud de Corfou, le 2 septembre 31 avant J-.C. Antoine dispose de 500 navires, contre 250 pour Octave. Mais ses bateaux sont lents et lourds, ils ne peuvent poursuivre ceux de son rival. De leur côté, ceux d’Octave ne parviennent pas à briser les vaisseaux d’Antoine qui sont très solides.
Mais alors que rien n’est joué, à la stupeur générale, Cléopâtre retire sa flotte du combat et part avec elle vers le sud. Elle ne veut pas voir couler ses navires où elle a embarqué des trésors considérables. Antoine abandonne alors la bataille, laissant la victoire à Octave, et se lance à la poursuite de la reine. Il est très en colère ! Il la rejoint sur son bateau mais refuse de la voir pendant trois jours. Ils finissent par se réconcilier et gagnent Alexandrie. Ils vont "attendre la mort ensemble".
C’est une succession de banquets et de fêtes. Cléopâtre célèbre l’anniversaire d’Antoine le 14 janvier 30 avant J-.C. avec un faste inouï. En réalité, chacun d’eux tente de négocier séparément avec Octave. Il ne répond même pas à Antoine. Bientôt, il entre dans Alexandrie avec ses troupes.
La reine se réfugie dans le magnifique mausolée qu’elle s’est fait construire au nord du palais, tout près du temple d’Isis. Elle fait prévenir Antoine qu’elle est morte dans son tombeau. Désespéré, le romain tente alors de se suicider par l’épée. Très gravement blessé, il se traîne jusqu’au tombeau de sa femme et meurt dans ses bras.
Cléopâtre organise les funérailles d’Antoine, et manifeste son chagrin de façon très ostentatoire. Octave la fait alors conduire, sous bonne escorte, dans le palais où il s’est installé. Elle tente, sans succès, de le séduire. Elle comprend alors qu’il a l’intention de l’emmener avec lui à Rome où elle sera sa prisonnière et le trophée de son triomphe. Elle feint d’accepter pour qu’on relâche sa surveillance. En réalité, elle prépare sa fin dont elle veut garder la maîtrise…
Elle se fait porter une corbeille de figues sous lesquelles sont dissimulés deux aspics – c’est le nom donné en Afrique du Nord aux cobras égyptiens. Si ces serpents sont moins rapides que les vipères, leur venin est parmi les plus dangereux du monde… La reine se saisit des reptiles pour qu’ils l’attaquent. L’un d’entre eux au moins la mord. La légende veut que ce soit au sein, il semblerait qu’elle ait en fait été atteinte au bras. Toujours est-il qu’elle a été "piquée". Et le poison ne tarde pas à faire son effet. Petit à petit, son corps se raidit. Bientôt, elle ne peut plus bouger. La paralysie s’étend finalement aux muscles respiratoires. Cléopâtre suffoque. Elle décède après plusieurs heures d’agonie.
Après sa mort, ce qu’elle a passé son existence à tenter d’empêcher se produit : l’Egypte devient une province romaine. Bien plus tard, Pascal dira : "si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde en eût été changée". Une façon de dire que de petites causes peuvent produire de très grands effets. Le battement d’ailes du papillon en somme. Ou le battement de cils d’une reine d’Egypte, qu’on ne doit pas cependant limiter à son charme ou à sa prétendue beauté. Car Cléopâtre ne se résume ni à son nez, ni à sa plastique, mais bien à son intelligence, son sens politique et sa pugnacité, qui ont continué à inspirer le monde entier, de Shakespeare à Mankiewicz, des millénaires après son décès.
Ressources bibliographiques :
Mommsen, Histoire romaine : la monarchie militaire (Robert Laffont, collection Bouquins, 1985)
Maurice Sartre, Cléopâtre, un rêve de puissance (Tallandier, 2018)
Michel Chauveau, Cléopâtre au-delà du mythe (Liana Levi, 1998)
Jacques Benoist-Méchin, Cléopâtre (Collection "Le rêve le plus long de l’ Histoire", réédition Tempus, 2010)
Vous voulez écouter les autres épisodes de ce podcast ?
>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple Podcasts, Google podcasts,Deezer,Dailymotion, YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.
>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1
"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais