L'interprète de François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy témoigne de ces personnalités hors du commun.
Bonjour Amanda Galsworthy. J'espère que j'ai bien prononcé votre nom ? C'est pas évident pour un Français.
"Absolument."
Merci d'être avec nous ce matin sur Europe 1. Alors il y a une chose très étonnante, c'est que la plupart des Français qui nous écoutent vous ont sans doute déjà vu ou en tout cas entraperçu sur un cliché officiel ou sur des images, comme ça à la télé. Vous avez été pendant plus de 25 ans la traductrice, l'interprète de François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Comment êtes-vous arrivée dans les valises de François Mitterrand ?
"Un pur hasard. Ce que j'appelle le "lucky break", c'est-à-dire un coup de chance. J'ai fait au pied levé un remplacement d'une interprète qui était titulaire sur poste au Quai d'Orsay. Elle devait être du voyage, c'était à l'occasion de la visite de François Mitterrand et de Madame Mitterrand à Londres, en 1984. Elle est tombée malade, elle a eu la grippe. Elle est Christopher Thierry, qui était l'interprète d'anglais de Mitterrand se sont dit : "La seule personne qui risque d'avoir un chapeau dans ses cartons, c'est Amanda."
Et donc c'est un chapeau qui vous a permis de suivre François Mitterrand.
"Un peu par hasard mais oui, effectivement."
L'une de vos premières grosses frayeurs, c'est au moment d'un coup de téléphone de Georges Bush père.
"En fait, George Bush était déjà président, c'était en 1988, 1989. Et on m'a appelé à cette occasion pour interpréter ce coup de fil entre Mitterrand et Bush. Je me suis retrouvée tard le soir dans le bureau de Mitterrand, la première fois que je me retrouve seule en tête-à-tête avec lui dans son bureau. Très intimidée, parce qu'on était toujours intimidé par François Mitterrand, je me retrouve vers 9-10 h du soir dans son bureau en tête-à-tête, je m'installe sur une chaise en face de lui, de l'autre côté du bureau et je prends les écouteurs - parce qu'à l'époque, le système était assez primitif : c'était juste des écouteurs reliés par un fil à un combiné, mais sans potentiomètre, sans contrôle de volume. Et..."
Et vous n'entendez rien.
"Je me rends compte de deux choses. Au moment où je me rends compte que je n'entends rien, ou quasiment rien, un tout petit filet de son. Que peut-on y faire ? Pas grand-chose, on ne peut pas dire au président des États-Unis : parlez plus fort monsieur le président. Et à ce moment précis, le labrador du président, Baltique, a décidé de me sauter sur les genoux, me mettre les pattes sur les épaules, me lécher le visage... Et là aussi, le chien présidentiel, on le balaie pas d'un coup de main et on le met pas par terre. Je me suis retrouvée à essayer de récupérer mes écouteurs - j'avais des cheveux très, très longs à l'époque donc ils se sont emmêlés avec les écouteurs. Je me suis retrouvée avec le chien sur les genoux à me coller ce qu'il restait de l'écouteur sur l'oreille et à interpréter. C'est vrai que dans ces moments-là, on a ce qu'on appelle nous, les interprètes, un 6e sens. Un miracle. J'ai réussi à entendre quelque chose et j'ai réussi à faire le coup de fil."
François Mitterrand qui, lors de votre première rencontre, n'est pas forcément très tendre et vous dit que vous avez un prénom de chèvre.
"A ce moment-là donc après le coup de fil, j'étais quand même très tendue, étant donné les circonstances que je viens de vous décrire. Je me lève, me drape dans ce qu'il me reste de dignité - c'est-à-dire pas grand-chose à ce moment-là - et je lui dis "Bonsoir, Monsieur le président. Il me dit : "Est-ce que vous êtes pressée de rentrer ?" Que dit-on dans ces cas-là ? "Non, M. le président, est-ce que vous avez besoin de moi ?" Il me dit : "Écoutez, asseyez-vous" et c'est à ce moment-là qu'il me demande : "Mais vous vous appelez comment ?" "Galsworthy, M. le président." Il me dit : "Mais ça, je le sais", d'autant plus qu'en grand féru de littérature, il connaissait mon nom qui est très connu en littérature britannique. Il me demande : "C'est quoi votre prénom ?" "Amanda". Et c'est là qu'il me dit : "C'est un prénom de chèvre." Et là, j'avoue que j'ai oublié qui j'avais en face, je lui ai dit : "Je ne vous permets pas." Et il me dit : "Non, non, je suis désolé, je vais vous expliquer." Et il me raconte que quand il était petit, sa mère lui racontait tous les soirs une histoire dont l'héroïne était une chèvre."
Les relations avec Jacques Chirac ont-elles été plus détendues qu'avec François Mitterrand ? Comment ça s'est passé avec lui ?
"De toute façon, les relations avec Mitterrand n'étaient jamais tendues. Les relations sont rarement tendues entre les présidents et leurs interprètes, parce qu'ils savent que leur message passe par nous et qu'on est porteur de l'impact de leur message."
C'est simplement parce qu'on a une image un peu plus relax de Jacques Chirac.
"Certainement. C'est quelqu'un qui se souciait et qui se soucie beaucoup des autres, des gens qu'il a autour de lui. Il est très humain. Très très, très humain. Et très gentil."
Et il peut avoir des attentions, comme ça, pour son interprète ?
"Souvent."
Comme quoi, par exemple ?
"Comme... Jacques Chirac, ça se sait, a un très bon coup de fourchette, il apprécie beaucoup la gastronomie, il aime bien manger. Visiblement, ça le dérangeait que, quand j'étais assise à côté de lui, que je ne puisse pas manger parce que, comme tout le monde, on m'a appris à ne pas parler la bouche pleine, et comme interprète, j'étais par définition celle qui parlait tout le temps... Donc, de temps à autre, il me disait : "Mais mangez, Amanda, mangez." "Mais je ne peux pas M. le président, je ne peux pas !" Et à plusieurs reprises, je l'ai vu faire, quels que soient ses hôtes, il disait : "Bon, Amanda n'a pas mangé, on va s'arrêter !" Je le regardais, d'un air suppliant qui disait : "S'il vous plait, M. le président, ne faites pas ça." "
Donc, il interrompait les diners officiels ?
"Oui, enfin pas souvent, mais ça lui est arrivé."
Alors il y a eu François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Comment ça se fait que vous êtes tout le temps restée comme ça, du côté de l'Elysée ?
"Il y a une certaine logique à ça. Les interprètes connaissent très, très bien les dossiers. Et vous pensez bien que les dossiers sensibles se déroulent sur de nombreuses années. Donc il y a une transmissions de savoirs, pas seulement de compétences, mais de connaissances."
Des dossiers sensibles, Nicolas Sarkozy a eu à en gérer, on se souvient évidemment de la crise de 2008. Quels souvenirs gardez-vous de ce moment-là, où, j'imagine, les coups de fil et les rencontres avec les chefs d'Etat étrangers devaient être quotidiens ou plus que quotidiens ?
"Un souvenir à la fois épuisé et merveilleux, parce qu'on est vraiment au cœur des choses, de l'histoire, d'une certaine façon. J'ai été, avec de nombreux collègues dans d'autres langues, témoin de la renaissance du G20."
Nicolas Sarkozy n'est plus à l'Elysée, François Holland l'a remplacé. Il ne vous a pas conservé, est-ce que vous savez pourquoi ?
"Non. D'abord, je ne pense pas que ce soit le choix du président Hollande, il avait d'autres chats à fouetter à partir du 6 mai 2012. Je pense que la roue tourne, peut-être qu'on s'est dit qu'il fallait une nouvelle équipe. Voilà, les choses se sont faites comme ça, je n'ai d'ailleurs jamais eu d'explications officielles à quelque niveau que ce soit."
On a pu dire que vous étiez très proche de Nicolas Sarkozy et que c'est ce qui a fait que les socialistes se sont dits qu'il fallait changer d'équipe.
"C'est possible. Si c'est le cas, c'est un peu absurde. On a démarré cette interview, vous m'avez posé des questions sur Mitterrand. J'ai servi aussi loyalement Mitterrand que Thatcher, John Major, Tony Blair ou Gordon Brown."
Parce que vous avez servi d'interprète ailleurs qu'en France.
"Beaucoup."
Et vous continuez aujourd'hui à servir aux côtés de Nicolas Sarkozy.
"Absolument, lorsqu'il se déplace à l'étranger, qu'il y a un public anglophone, ce qui est souvent le cas, je l'accompagne."
Il est bon en anglais, ou pas ?
"Oui. Il s'améliore énormément."