"Quand on a pas de toit, c'est compliqué d'aller travailler sans avoir pris de douche, sans avoir dormi dans un lit ou sans avoir pris son petit déjeuner", explique Charles-Edouard Vincent.
Charles-Edouard Vincent, fondateur d’Emmaüs Défi
Voici ses principales déclarations :
Vous êtes le fondateur d'Emmaüs Défi, une structure d'insertion. Vous allez nous en parler, mais avant, je voudrais qu'on détaille votre cursus : vous êtes diplômé de Polytechnique, de Ponts et chaussées, de l'université de Stanford en Californie. Vous avez d'abord travaillé dans la Silicon Valley. Puis un jour, vous décidez de tout plaquer, de diviser votre salaire par 3, 4, 5 et vous laissez le monde du Cac 40 pour monter Emmaüs Défi en 2007. Pourquoi un tel changement de vie ?
"Je crois qu'il n'y a pas d'un côté les gens surdiplômés travaillant dans les grandes entreprises et qui ont vocation à faire beaucoup d'argent et de l'autre, des associatifs qui s'engagent et qui cherchent à s'impliquer. Je crois qu'en ce qui concerne la problématique de la rue et de la grande exclusion, c'est un combat d'une grande complexité, qui traîne depuis des années, je crois qu'il faut qu'on se mette tous derrière ce combat et qu'on cesse d'être dans ces images caricaturales entre les grands diplômés et les associatifs."
Vous avez donc monté Emmaüs Défi, une structure de trois magasins à Paris et cette année, vous avez mis en place un nouveau dispositif qui s'appelle Premières heures, pour permettre aux grands exclus de retrouver le monde du travail. Ça fonctionne comment ?
"Beaucoup de personnes qui sont à la rue aimeraient pouvoir retrouver un travail. Mais elles ne le peuvent pas, parce que quand on a pas de toit, c'est compliqué d'aller travailler sans avoir pris de douche, sans avoir dormi dans un lit ou sans avoir pris son petit déjeuner. On a mis la marche de l'accès à l'emploi au niveau des personnes, sans les obliger à travailler de suite 25, 35 heures par semaine. Et donc, on a appelé ce dispositif Premières heures, parce qu'il s'agit de travailler quelques heures par-ci, par-là, selon les capacités de la personne. Ce qu'on voit, c'est que 9 personnes à la rue sur 10 finissent par retrouver un emploi, un hébergement, une vie sociale retrouvée au sein d'Emmaüs Défi."
Alors je suis sûr qu'il y a plein de chefs d'entreprise qui vous écoutent et qui ont essayé, un jour, de prendre quelqu'un dans leur entreprise, de le réinsérer, et ça n'a pas marché parce que c'est difficile et qu'on peut avoir tendance à baisser les bras. Qu'est-ce que vous avez à leur dire ?
"Surtout, qu'ils ne baissent pas les bras. Je crois qu'on a besoin des entreprises, de tout le monde, pour lutter contre la grande exclusion. Ce n'est pas une affaire de spécialistes. Les entreprises ont leur part de combat, elles doivent nous aider nous, les structures associatives, à prendre le relais. Nous, on va aider des personnes à sortir de la rue, mais après, il faut que ces personnes trouvent un travail en entreprise de manière durable. Il faut que les entreprises leur proposent un job. La question du chômage est fondamentale, car c'est par l'emploi qu'on a à nouveau envie de se réinsérer, de reconstruire des projets de vie."
Vous avez parlé du logement, il y a aussi l'accès au soin, mais j'ai aussi noté que vous prôniez l'accès au téléphone mobile, à internet. C'est vrai que c'est bête mais si on n'a pas ça quand on cherche un emploi aujourd'hui, on ne s'en sort pas. C'est compliqué à mettre en place ?
"C'est vrai que la téléphonie ou internet, c'est du luxe quand on est à la rue. Pour autant, quand on a pas de chez soi, sa dernière adresse, c'est son numéro de téléphone. Quand on a pas de chez soi, c'est très compliqué de trouver un logement sans internet. Donc, avec SFR, on a monté un projet depuis maintenant trois ans qui accueille plus de 4000 personnes, qui donne accès à ces services numériques. Nous sommes dans une société connectée. Celui qui ne l'est pas est encore plus exclu."
Avec quel argent vous faites tout ça ?
"D'abord, on gagne notre argent. Nous sommes une entreprise, à vocation sociale, et l'argent que nous gagnons sert à payer les salaires, etc. On bénéficie aussi de dons d'entreprises, de subventions de l'Etat, pour financer notre développement. Emmaüs Défi a 7 ans, c'est relativement jeune, mais nous avons déjà pu créer 150 emplois, et ce développement, il a fallu le financer grâce à des fondations, notamment la fondation Carrefour."
On est aussi en période de crise, où c'est un peu chacun pour soi, et où la réaction peut être : "On va encore faire des assistés, des gens qui s'en sortiront pas tous seuls, de toute façon."
"Mon expérience, c'est justement l'inverse. Les personnes qui sont à la rue veulent tout sauf être assistées. Ce qu'on fait à Emmaüs Défi, c'est donner les moyens à ceux qui le veulent de s'en sortir. 9 personnes sur 10 à qui on propose un emploi arrivent à s'en sortir grâce à cet emploi. Cette image d'assisté est terrible et fausse. C'est vrai que nous sommes en période de crise mais pour autant, il faut absolument, dans cette période des municipales, il faut absolument que les dirigeants, les candidats, les futurs maires, se saisissent de ce problème, parce qu'on ne peut plus se permettre qu'autant de gens vivent dans la rue."
Vous êtes soutenu par le gouvernement ?
"Oui, on est soutenu au travers des subventions que l'Etat donne aux structures d'insertion. Pour autant, j'aimerais qu'aujourd’hui, il y ait une véritable ambition politique sur la question des grands exclus, qui sont les grands oubliés de cette campagne municipale."
Oui, mais ils ne votent pas...
"Ils ne votent pas, mais on les croise tous les jours. Quand on est sur un grand paquebot et qu'il y a des gens qui sont en train de se noyer, on ne se pose pas la question de savoir si les gens votent ou pas. On leur tend une main et on les sauve. Ce qui me terrifie, c'est que ce sujet-là n'est même plus débattu."
Parmi les phrases que j'ai noté sur vous, vous dites : "Un patron qui n'est pas social vient d'un autre temps." Qu'est-ce que ça signifie ?
"Aujourd'hui, les entreprises ont une véritable responsabilité sociale, il faut qu'elles en prennent toute la mesure. Certaines le font, mais une entreprise qui ne raisonne qu'en termes de rentabilité financière est d'un autre temps. Ça marchait il y a peut-être 10 ou 20 ans, aujourd'hui on attend autre chose d'une entreprise."
Une entreprise, elle essaie d'être pragmatique, de sauver déjà les salariés qui sont en place. C'est difficile d'intégrer des gens exclus, qui sont hors cadre..
"Vous avez raison, c'est pour ça qu'il faut qu'il y ait des structures d'insertion qui fassent ce travail-là. Pour autant, il ne faut pas que d'un côté, il y ait les structures d'insertion qui travaillent dans leur coin et de l'autre, les entreprises. Les deux doivent travailler main dans la main."