En cette fin d'année 2019, François Clauss revient sur la décision de l'opérateur Orange, qui compte démanteler les fils de cuivre qui servaient autrefois à relier les combinés au réseau téléphonique. Avec nostalgie, il dresse un portrait de notre époque, où les fils de cuivre sont remplacés par la fibre, où le numérique a remplacé le papier et où la trottinette se substitue à la voiture.
Nous eûmes la lente mais inexorable disparition des cabines téléphoniques, transformées parfois en improbables mais si sympathiques bibliothèques de village où l’on échange et partage des livres et magazines. Nous vécûmes ensuite la progressive mais inéluctable disparition de notre petit internet à la française des années 80, le Minitel, qui résista malgré tout jusqu’en 2012.
Et voici donc qu’on publia cette semaine l’avis de décès définitif du téléphone de papa, un avis signé du patron d’Orange qui nous annonça il y a trois jours le démantèlement définitif de ces 110 millions de mètres de fils de cuivre qui furent déployés dans l’euphorie du bonheur collectif des années 70 quand les PTT (l’administration des postes et télécommunications de l’époque) avait pour mission de relier tous les foyers de France. Au début des années 70, seul un foyer sur 5 dans notre pays disposait d'un téléphone. Des dizaines de milliers de travailleurs furent embauchés. On les appelait alors "les lignards". Un demi-siècle plus tard on va donc déterrer tout ce cuivre - 25 millions de foyers y sont encore reliés - dans un plan parfaitement dessiné établi jusqu’en 2030 et le remplacer par la fibre optique. Plus moderne, plus propre, plus rapide.
En découvrant cet avis je n’ai pu m’empêcher de repenser à ce que j’ai vécu au début des années 2000 dans le centre de Marseille, quand la ville fut éventrée pour y installer le transport idéal, plus propre, plus efficace, plus moderne : le tram. Le gage du bonheur collectif de demain sur quasiment le même parcours que celui qu’il empruntait un demi-siècle plus tôt avant qu’on éventre la ville pour le faire disparaître et laisser la place au transport moderne, efficace et incontournable de l’époque : la voiture.
L’avantage finalement c’est qu’à l’époque on ne se posait pas beaucoup de questions. On savait où on allait, on croyait au bonheur collectif, au progrès. L’ironie de Boris Vian dans sa délicieuse "complainte du progrès" avait finalement quelque chose de terriblement prémonitoire. Et aujourd’hui ce n’est plus une complainte mais une vraie plainte face au progrès dans ce monde où on ne sait plus vraiment où l’on va, où se trouve le bonheur et à quelle forme de progrès on doit adhérer.
L'injonction collective du "zéro papier"
Regardez, tous ceux il y a quelques années qui ont cédé à l’injonction collective "du zéro papier pour sauver l’environnement", à bas les relevés bancaires, les factures. Tout en numérique sur mon écran, tellement plus propre, tellement plus moderne, tellement plus efficace pour découvrir quelques années plus tard que la dépense en énergie des deux milliards et demi d’utilisateurs d’Internet dans le monde dégageait dans l’atmosphère autant de CO2 que le transport aérien. Qu’en sera-t-il demain quand nous serons 5 milliards reliés par la fibre optique ?
Regardez toute cette jeunesse "éco friendly" qui envahit nos trottoirs de trottinettes, tellement plus modernes, efficaces et propres en oubliant que le lithium des batteries ravage les sols de Mongolie, que les batteries elles-mêmes sont produites en Chine, qu’elles traversent des océans, au fond desquels on commence à retrouver des cimetières de trottinettes qu’on ne sait pas recycler.
Comment ne pas s’interroger lorsqu’on rêvait en France d’un retour des bonnes vielles consignes où l’on toucherait quelques centimes pour y placer sa bouteille en plastique qui serait ainsi réutilisée en toute propreté, efficacité et modernité en oubliant qu’elle était en fait recyclée et qu’elle ne ferait qu’augmenter la production de plastique permettant à Nestlé et Coca cola de récupérer au passage une matière première à bon coût.
Une COP impuissante
On en viendrait presque à le regretter ce temps des bons vieux fils en cuivre où on ne se posait pas trop de questions. Ce temps béni où les scientifiques étudiaient, où les politiques décidaient et les citoyens adhéraient. Le temps d’une forme d’insouciance. C'est ce temps là que nous payions aujourd’hui si chèrement. Ce temps qui nous a menés là où nous sommes sans savoir où nous allons.
Ce temps où les scientifiques alertent sans être entendus : regardez l’impuissance de la COP. Ce temps où les politiques n’ont d’autres alternatives que de gérer l’urgence. Regardez cette semaine le Premier Ministre australien dans son pays en flamme qui répond que non il ne peut pas fermer ses mines de charbon qui réchauffent son pays sous peine de laisser des milliers de ces concitoyens sans emploi.
Ce temps où les citoyens s’affrontent sans échanger, celui qui mange de la viande contre celui qui mange des légumes, celui qui roule en trottinette contre celui qui prend sa voiture. Celui qui roule en diesel contre celui en hybride, ce temps de l'affrontement permanent, ce temps où face à l’avenir, nous avons tant d’incertitudes qui nous taraudent. On en viendrait presque à en imaginer autre chose.
Un monde dans lequel les scientifiques seraient référents, les politiques responsables et les citoyens ensemble, en 2020. Je me demande quand même si je ne vais pas demander à Orange, de me laisser quelques fils en cuivre à côté de la fibre optique juste au cas où.