Pendant des dizaines d’années le mystère plane sur l’identité de la prétendue Anastasia qui aurait échappé au massacre des Romanov. Mais dans les années 1960, un géologue trouve enfin les restes de la famille impériale russe... Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars raconte comment l'énigme a finalement été résolue d’une manière irréfutable, grâce au duc d’Edimbourg, le prince Philip, époux de la reine Elizabeth II...
Pendant quarante ans, une jeune femme a tenté de se faire passer pour la fille du Tsar Nicolas II. Mais lorsque des crânes de la famille Romanov sont retrouvés, l'affaire connaît un rebond… Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars revient sur le mythe "Anastasia", et explique comment la science a permis de résoudre définitivement cette énigme.
Dans le sinistre sous-sol de la maison Ipatiev, cette maison dite "à destination spéciale" où les Romanov ont été gardés depuis la fin avril 1918 puis exécutés dans la nuit du 16 au 17 juillet, les tueurs sont désormais en train d’évacuer les corps de la famille impériale et de leurs serviteurs. Certains tentent même de fouiller les cadavres. Ils en sont alors empêchés. On place trois gardes pour empêcher ce pillage macabre. Menacés d’être abattus, les pillards restituent les objets volés, notamment une montre en or et un étui à cigarettes orné de diamants. Les cadavres sont transportés dans un camion qui gagne la forêt entourant Ekaterinbourg. Il s’arrête dans un endroit isolé appelé "Les quatre frères". Il y a là deux puits de mine abandonnés, à trente kilomètres de la ville. Ce lieu avait été choisi par le chef des sentinelles gardant la maison Ipatiev et par Yourovski, l’homme envoyé par Lénine qui avait commandé l’exécution. Une douzaine d’hommes descendent du véhicule, déchargent les onze corps : les sept membres de la famille, le docteur Botkine et les trois serviteurs. Dans les doublures déchirées des robes de la tsarine et de ses quatre filles, on aperçoit des bijoux. Des pierres précieuses étaient cachées dans les ourlets et les corsets. Une précaution pour financer une éventuelle évasion. Bien entendu, les bijoux sont récupérés. Puis, les bourreaux, qui ont sans doute bu pas mal de vodka pour se donner du courage, commencent l’horrible dépeçage des corps. Les ordres sont formels : on ne doit pas retrouver les corps ! On ne doit pas savoir ce qui s’est passé !
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Ce que ces hommes font alors est d’une barbarie inouïe. Quelques heures plus tôt, l’un d’entre eux s’était présenté chez le pharmacien Metzner à Ekaterinbourg pour réceptionner 185 litres d’acide sulfurique qu’il avait commandés. Les trois récipients contenant l’acide ont été, eux aussi, mis dans le camion et apportés au puits de mine. Ils allument un bûcher, arrosent les cadavres d’acide, puis versent les restes dans le puits de mine où par sécurité, ils jettent des grenades. Leurs explosions pulvérisent les restes. L’opération a duré deux heures. Et il fait désormais grand jour : le soleil s’est levé sur l’Oural. Les bourreaux sont terrorisés à l’idée d’être repérés. Ils regagnent leur camion. Pris de panique à la pensée d’avoir été aperçus par des paysans, ils reviennent la nuit suivante pour récupérer ce qui peut encore prouver leurs sinistres opérations. Cette fois, ils sont certains de n’être ni observés ni suivis. Ils transfèrent les restes dans un lieu connu d’eux seuls. Ils ne parleront pas, le mystère doit demeurer entier. Les restes humains qu’ils avaient enfouis dans la fosse ne peuvent plus être décelés.
L’enquête du procureur Sokolov
Trois jours après la tuerie, le 20 juillet, l’Armée blanche s’empare d’Ekaterinbourg, obligeant les autorités communistes locales à se réfugier à Perm, à 350 kilomètres à l’ouest. La maison Ipatiev est immédiatement fouillée. Elle est dans un grand désordre : tiroirs ouverts, lambeaux de vêtements à moitié brûlés dans les poêles, tout comme le fauteuil roulant de l’Impératrice Alexandra. Les pièces sont vides. C’est au sous-sol que l’on découvre finalement les preuves du massacre. On photographie le mur au papier lacéré, criblé d’impacts de balles, des traces de sang un peu partout mais évidemment aucune trace des corps. Le général Dietrich, le bras-droit de l’amiral Koltchak, anti bolchévique viscéral, demande à un membre du tribunal local, Ivan Serviev, d’enquêter. On lui a signalé que les bolchéviques qui gardaient la maison Ipatiev ont fait plusieurs allers-retours après le 17 juillet au puits de mine des Quatre Frères. Certains paysans ont vu de la fumée s’élever au-dessus des arbres le lendemain du massacre. Serviev et ses équipes retrouvent alors à l’intérieur ou à l’extérieur des deux puits de mine désaffectés de nombreux objets ayant appartenu aux Romanov. Une boucle de ceinturon de l’uniforme du tsar, des boucles d’oreilles et une paire de lunettes à monture spéciale de l’impératrice Alexandra, un morceau du manteau du tsarévitch, des parties de corsets de femmes et même les restes de l’épagneul du tsarévitch...
Les 21 et 22 février 1919, un ouvrier communiste, Pavel Medvedev est fait prisonnier dans la ville de Perm, que les troupes blanches viennent d’investir. Âgé de 31 ans, il a été, jusqu’au mois de juillet 1918, le chef de la Garde extérieure de la maison Ipatiev. C’est à lui que Yourovski, chargé de la surveillance des prisonniers, a demandé d’apporter des revolvers pour ses hommes dans la nuit du 16 au 17 juillet. C’est lui qui a escorté les sept Romanov, le docteur Botkine et les trois domestiques jusqu’à l’entrée de la cave. Puis, il est sorti pour s’assurer qu’on n’entendrait pas les coups de feu de l’extérieur. Il est revenu après le massacre pour nettoyer la pièce tandis qu’on jetait les corps criblés de balles dans un camion. Ce témoignage, et d’autres découvertes, suffisent à Serviev pour écrire dans son rapport : "La famille impériale et ses compagnons de captivité ont été tués au même moment, dans le même lieu, par des tirs de revolvers répétés".
En mars 1919, l’amiral Koltchak arrive à Ekaterinbourg et désigne un nouveau juge pour poursuivre l’enquête, Nikolai Sokolov. Pendant trois mois, ce magistrat expérimenté va participer lui-même aux fouilles, mobilisant plus d’un millier de soldats pour l’aider. Il retrouve de nouveaux indices, comme d’autres morceaux de vêtements brûlés, des os et de la graisse fondue mais toujours pas de cadavre. En juillet 1919, les Blancs sont à leur tour chassés d’Ekaterinbourg. Sokolov va pourtant continuer son enquête à distance, notamment des interrogatoires. Il publiera ses conclusions en 1924, quelques jours avant sa mort. Il tire les mêmes déductions que Serviev : les corps des Romanov ont été transportés dans la forêt, ont été découpés à la scie et à la hache puis arrosés d’acide et brûlés, jetés dans les puits de mine. Mais leurs assassins sont venus le lendemain les retirer pour les placer dans un endroit inconnu. On ne sait toujours pas où peuvent se trouver les corps.
Les recherches d’ Alexandre Avdonine
Pendant des années, personne ne tentera d’élucider ce mystère. Et pour cause : c’est interdit par les autorités de Moscou. Pourtant, depuis longtemps, deux scientifiques estiment que la forêt d’Ekaterinbourg n’a pas livré tous ses secrets... Dans les années 1960, un géologue réputé, Alexandre Avdonine, ose s’intéresser à ce sujet tabou. C’est une démarche dangereuse et c’est dans le plus grand secret qu’il va se consacrer à cette mission : retrouver enfin les restes des Romanov ! Avec patience et prudence, il recueille à longueur d’années des indices et recoupe des confidences. Il lui faut briser la terreur qui empêche certains habitants de parler alors qu’ils en savent long sur cette histoire.
En 1976, un autre homme le rejoint, lui aussi passionné par la tragédie impériale. C’est un écrivain et cinéaste célèbre à Moscou, il s’appelle Gueli Ryabov. Il a ses entrées au ministère de l’Intérieur. Pour lui, les archives, jusque-là farouchement protégées, deviennent accessibles. Unis par une même démarche, les deux hommes se complètent parfaitement : le géologue sondant le terrain centimètre par centimètre, l’écrivain épluchant des piles de vieux documents. Un nouveau Sherlock Holmes, un nouveau docteur Watson. Ils sont entêtés mais doivent se méfier de la surveillance du Kremlin. Son maître à l’époque est Leonid Brejnev, agacé par l’intérêt latent que suscite la fin des Romanov. Les deux chercheurs brouillent les pistes mais ils continuent à avancer. Après une incroyable enquête, ils confirment que les fameux restes ont été déplacés pendant la guerre civile. Le 30 mai 1979, ils se rendent sur une petite route, munis d’instruments qu’ils ont fabriqués eux-mêmes. Sous un entassement de vieux rails, les deux détectives dénichent un vague coffrage de bois et sous le coffrage, trois crânes émergent de la terre. Les inventeurs et leurs épouses sont pétrifiés. Ils ont sans doute retrouvé la seule partie du corps qui permettra l’identification : les crânes !
A cette époque déjà, les Soviétiques maîtrisent parfaitement, pour des enquêtes policières, la reconstitution faciale à partir d’un crâne. Mais les deux couples sont pris de panique : 60 ans après, une guerre civile et une guerre mondiale plus tard, est-il possible qu’ils aient vraiment retrouvé les Romanov ?
Dans une atmosphère de film d’épouvante, et avec les précautions qui s’imposent, les découvreurs de l’impossible emportent leur sinistre moisson après avoir effacé toutes traces de leurs passages et de leurs excavations. Advonine et Ryabov détiennent un fantastique secret d’Etat, une bombe historique dans un pays qui n’a cessé de rejeter et de condamner le passé impérial. Alors, pendant dix ans, rien ne filtre... La petite équipe, soudée et liée par un pacte, décide d’attendre une éventuelle évolution politique. Après avoir tenté de faire analyser leurs découvertes par des gens sûrs et compétents, ils finissent par replacer les mystérieux ossements là où ils les avaient déterrés. Seul le silence de la forêt accompagne cette nouvelle inhumation, à la fois sauvage et respectueuse.
A cette même période des années 1970, à Sverdlovsk, nouveau nom d’Ekaterinbourg, la maison Ipatiev ne cesse d’attirer des curieux. Devant elle, des passants déposent des fleurs, des petites icônes, de minuscules croix orthodoxes ; certains se signent en passant, un comble ! Inquiet à l’idée que la maison Ipatiev se transforme en lieu de pèlerinage, le secrétaire général du Parti Communiste de l’Oural, un certain Boris Eltsine fait détruire la maison, y compris le sous-sol. Mal lui en a pris ! Cette démolition est très mal reçue par les habitants. Finalement, Eltsine doit faire installer une sorte de mémorial avec une boutique, une minuscule isba sur la colline où se trouvait la maison, remplie de bougies et de petits portraits de la famille impériale que l’on peut acheter. C’est un succès. D’une certaine façon, le passé prend sa revanche.
La fin de la prétendue Anastasia
A la même époque, Mme Anderson a quitté la Forêt Noire. Elle est repartie pour les Etats-Unis. Elle a épousé un universitaire passionné par son histoire, John Manahan. Elle va mourir à Charlottesville, en Virginie, le 12 février 1984. A sa demande, qui indique bien sa volonté qu’on ne puisse analyser ses restes et les comparer à ceux des Romanov au cas où on les retrouverait, elle se fait incinérer et ses cendres reposent dans un cimetière de Bavière.
Enfin, les restes des Romanov sont identifiés...
A l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, les nouveaux mots d’ordre sont "Perestroika" ("Reconstruction") et "Glasnost" ("Transparence"). Des interdits sont levés peu à peu. Alors que l’URSS se délite et que Leningrad va retrouver son nom de Saint-Pétersbourg, le 11 juillet 1991 et cette fois au grand jour et de manière officielle, Avdonine et Ryabov extraient les ossements de la fosse où ils avaient été entreposés. Ils sont placés dans la morgue la plus proche. Des échantillons sont prélevés et envoyés pour une expertise génétique poussée, en Russie mais aussi aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Sur une base de la Royal Air Force, un avion russe atterrit avec à son bord le précieux chargement. On va comparer leur ADN à celui du duc d’Edimbourg qui est le plus proche de celui du tsar Nicolas II. En effet, le tsar avait du sang Romanov par son père Alexandre III et par sa mère, princesse danoise, du sang de la famille royale de Danemark. Or le prince Philip est aussi un mélange de ces deux dynasties : son grand-père, le roi Georges 1er de Grèce, est issu de la Maison royale de Danemark et sa grand-mère, la grande duchesse Olga de Russie, est une Romanov.
Deux ans vont passer entre espoirs et doutes. Il arrive alors un événement incroyable : une Commission d’enquête criminelle est instituée, dirigée par le juge Vladimir Soloviev. Elle peaufine ses investigations avec le concours de médecins légistes, d’ethnologues, de thanatologues et d’historiens. Le président russe Boris Eltsine charge une nouvelle Commission d’experts reconnus qui rend son avis le 27 janvier 1998 : ce sont bien les restes de Nicolas II, d’Alexandra, d’Olga, de Tatiana et d’Anastasia et de leurs fidèles serviteurs qui ont été retrouvés. Les reconstitutions des visages à partir des crânes par une technologie sophistiquée sont spectaculaires : on "voit" les visages des disparus.
Le vendredi 17 juillet 1998, exactement quatre-vingt ans après la tragédie, dans la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Saint-Pétersbourg, le même Boris Eltsine, qui avait fait raser la maison Ipatiev, a ce commentaire explosif : "Les Romanov sont des martyrs".
Il a raison : ils seront d’ailleurs canonisés par l’Eglise orthodoxe et l’on construira à Saint-Pétersbourg une cathédrale à l’emplacement de la maison Ipatiev. Les restes des deux derniers membres de la famille, la grande duchesse Maria et le tsarévitch Alexis ont été retrouvés depuis et authentifiés. Ils doivent rejoindre le reste de la famille dans la chapelle Sainte Catherine de la cathédrale de Saint-Pétersbourg.
Quant à Anastasia, le seul fait qu’on ait identifié le crâne de la grande duchesse en même temps que celui du reste de la famille prouve que toute son aventure était une imposture.... Mais pour la petite histoire, même si on n’avait jamais retrouvé les restes des Romanov, on aurait quand même pu prouver qu’elle n’était pas une Romanov. Cela grâce à Edgar J. Hoover, premier patron du FBI. Agacé par ce qu’il pensait intimement être une mystification, il avait fait prélever des fragments de tissu osseux de celle qui était alors Mrs Manahan, lors d’une opération qu’elle avait subie en 1979. On a donc pu, malgré son incinération en 1984, comparer son ADN avec celui du prince Philip d’Edimbourg. Et l’analyse a prouvé que Mme Manahan n’avait pas une goutte de sang Romanov... Le mythe a duré soixante ans. Les miracles de la science ont pu enfin résoudre définitivement cette énigme.
Ressources bibliographiques :
Jean-Christophe Buisson, "Anastasia, une étrange affaire" dans "Les énigmes de l’histoire du monde", sous la dircetion de Jean-Christian Petitfils ( Perrin / Le Figaro Histoire, 2019).
Jean des Cars, "La saga des Romanov", de Pierre le Grand à Nicolas II (Plon, 2008).
Jean des Cars, "Nicolas et Alexandra de Russie, une tragédie impériale" ( Perrin, 2015).