En juillet 1857, le recueil "Les Fleurs du mal" est publié. Les poèmes de Charles Baudelaire font scandale... Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au Cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte le parcours du poète tourmenté.
La publication des “Fleurs du Mal” fait grand bruit. Toute la presse bien-pensante s’acharne sur ce livre qui sera même jugé pour immoralité. Dans ce nouvel épisode du podcast d’Europe 1 Studio “Au Cœur de l’Histoire”, Jean des Cars achève son récit sur la vie du poète Charles Baudelaire.
Le 1er juin 1855, la "Revue des Deux Mondes" publie dix-huit poèmes de Rimbaud et une partie seulement de ce que seront "Les Fleurs du Mal". Le premier poème "Au lecteur", sera maintenu en tête de la version définitive. C’est un poème pessimiste sur le fait que l’Homme ne peut résister au Mal. Il dit, par exemple, "nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches" ou encore "c’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent". Il termine en désignant le pire des vices : c’est l’ennui. Pour lui, c’est "le plus laid, le plus méchant, le plus immonde".
Au cours des mois qui suivent, paraissent encore deux poèmes dans un ouvrage collectif intitulé "Fontainebleau". Baudelaire écrit aussi un essai "De l’essence du rire" tout en continuant la publication de sa traduction des "Histoires Extraordinaires" d’Edgar Poe. Mais à cette période, il passe la plus grande partie de son temps à modifier et à classer les poèmes qui constitueront "Les Fleurs du Mal".
En effet, il a trouvé un éditeur, Auguste Poulet-Malassis. C’est un chartiste, bibliophile éminent qui est aussi imprimeur à Alençon. Il décide généreusement de prendre l’édition à sa charge. Le poète et son éditeur vont échanger une longue et minutieuse correspondance pour décider de la présentation et de l’établissement du texte et régler aussi mille détails typographiques. "Les Fleurs du Mal" paraissent enfin le 11 juillet 1857.
Le procès des "Fleurs du Mal"
La publication provoque un véritable scandale. C’est "Le Figaro", alors journal gouvernemental, qui ouvre le feu en déclenchant une campagne violente signée par un certain Gustave Bourdin. Toute la presse bien-pensante s’acharne sur ce livre "qui pue la charogne et les vices innommables".
Malgré des articles très élogieux d’Edouard Thierry dans "Le Moniteur", de Barbey d’Aurevilly et de Charles Asselineau, un rapport de police est demandé. Ce rapport juge, le 16 juillet 1857, que le livre de Baudelaire est "profondément immoral" et doit être déféré en justice.
Le procès a lieu le 20 août 1857. L’avocat de Baudelaire fait une plaidoirie très noble mais le Procureur Impérial, Ernest Pinard, prononce un réquisitoire implacable. Baudelaire et son éditeur sont condamnés à 300 et 200 francs d’amende pour "outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs". Ils doivent aussi supprimer six poèmes jugés trop licencieux comme "Lesbos", "Femmes damnées" ou "Les métamorphoses du vampire".
Ce jugement ne sera cassé par la Cour de cassation que… le 31 mai 1949, soit 92 ans après la première décision de justice ! Il faut tout de même préciser que toutes les éditions des "Fleurs du mal", à partir de 1911, avaient rétabli les poèmes censurés. Pourtant, Baudelaire, tout comme son ami Flaubert, avait cherché la protection de la Cour impériale et surtout de l’Impératrice Eugénie.
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En 1856, Gustave Flaubert avait publié "Madame Bovary". Quelques scènes du roman scandalisent les bourgeois bien-pensants. Ils font engager des poursuites contre l’auteur. Flaubert, qui est reçu aux Séries de Compiègne, appelle Eugénie au secours. Ce procès contre lui a lieu en février 1857. Le procureur, Auguste Pinard, sans doute influencé par l’Impératrice, se prononce pour l’acquittement. Le motif de son indulgence lui avait été soufflé par Prosper Mérimée qui affirmait à Eugénie qu’on ne pouvait pas reprocher à un romancier de s’inspirer de la réalité d’un fait-divers. A propos de "Madame Bovary", Baudelaire écrit :
"Plusieurs critiques avaient dit : "Cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. Où est-il, le personnage chargé d’expliquer la fable et de diriger l’intelligence du lecteur ?"... La logique de l'œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur de tirer les conclusions."
La condamnation des "Fleurs du Mal" n’a pas arrangé les finances de Baudelaire, toujours poursuivi par une meute de créanciers. De plus, il souffre d’une maladie héréditaire qui le conduira à une lente paralysie, aggravée par une syphilis, sans doute contractée à l’âge de 20 ans.
Le spleen des "Fleurs du Mal"
Dans "Les Fleurs du Mal", il a exprimé ses douleurs d’homme solitaire, d’amant trahi, sa tristesse, le spleen des espoirs constamment déçus et les faiblesses de son caractère. Il écrira à son intraitable tuteur Ancelle : "Dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon coeur, toute ma tendresse, toute ma religion, toute ma haine."
En 1861, il fait paraître la seconde édition des "Fleurs du Mal" expurgée des six poèmes condamnés. Il commence à déverser ses rancœurs dans un récit qu’il veut terrible et qu’il intitule "Mon cœur mis à nu". Il ne l’achèvera jamais. Il n’en reste que quelques notes éparses comme le testament du poète souffrant et profondément mystique.
Paradoxalement, et toujours en 1861, il se présente à l’Académie française au fauteuil de Lacordaire. Vigny et Flaubert l’y encouragent, Sainte-Beuve juge que c’est inopportun. Baudelaire retire sa candidature à la dernière minute, juste avant le scrutin, en écrivant à sa mère : "Je n’ai pas besoin de l’approbation de ces vieux animaux".
Mais l’année 1861 est aussi l’année d’une révélation musicale. Baudelaire assiste à la première mouvementée de "Tannhaüser" de Richard Wagner, si mouvementée qu’une spectatrice, furieuse, a cassé son éventail sur la tête de son voisin ! D’emblée, le poète est convaincu du génie wagnérien. Il raconte que les yeux fermés, dès les premières mesures, il s’est senti "enlevé de Terre" dans une sorte d’extase, planant bien au-dessus et bien loin du monde naturel.
Tannhaüser incarne toutes ses propres contradictions : "la lutte de la chair avec l’esprit, de l’Enfer avec le Ciel, de Satan avec Dieu". Une fois de plus, Baudelaire est transporté par la modernité. Comme Wagner le dit lui-même, c’est "La Musique de l’Avenir" qui l’emporte.
En 1863, Baudelaire donne ses deux derniers grands morceaux de critique d’art "L’oeuvre et la vie d’Eugène Delacroix" qui est mort au mois d’août, et "le peintre de la vie moderne" qu’est Constantin Guys, qui lui doit toute sa gloire.
Baudelaire gagne la Belgique
Brusquement, en avril 1864, lassé du désintérêt de Paris pour ses œuvres, Baudelaire décide de rejoindre en Belgique son ami l’éditeur Poulet-Malassis. Celui-ci s’y était installé pour fuir les créanciers. Le poète espérait trouver plus de liberté, plus de succès et peut-être même un éditeur pour ses œuvres existantes ou à venir. Hélas, dès son arrivée, il est déçu.
Il donne des conférences sur Delacroix, Gautier, les "Paradis Artificiels" au Cercle des Arts. Elles n’ont aucun succès. Il entreprend un voyage à Anvers, Malines, Bruges, Liège et Gand, pas du tout pour en admirer les beautés mais pour écrire des notes assassines car il médite un grand pamphlet contre la Belgique où il ne voit qu’une caricature de la France et qu’il intitulera "Pauvre Belgique".
Parfois, il regagne Paris et surtout Honfleur où sa mère s’est installée depuis la mort de son second mari en 1857. Il l’aime toujours passionnément. Elle est à la fois sa joie et son remords quotidien. Il lui a écrit des lettres déchirantes. Il lui rappelle combien il l’a aimée dans ses jeunes années, combien sa tendresse lui était nécessaire. Il lui pardonne même de l’avoir privé de son héritage comprenant qu’elle avait une autre vision de l’argent que lui. Il lui reproche pourtant de n’avoir jamais imaginé qu’il puisse devenir un homme remarquable par la carrière qu’il s’était choisie. Il a besoin d’elle et peu à peu, elle se rapproche de lui.
La fin de Baudelaire
Le 4 février 1866, Baudelaire, accompagné de son nouvel ami Félicien Rops et de Poulet-Malassis fait une chute en visitant l’église Saint-Loup de Namur. C’est la première atteinte grave de ce qui deviendra une paralysie générale. Quelques jours plus tard, il est victime d’ une attaque d’hémiplégie. Il perd la parole. On le transfère dans une clinique religieuse de Bruxelles.
Au même moment, paraissent dans “Le Parnasse Contemporain”, une revue dirigée par Catulle Mendès, les nouvelles "Fleurs du Mal". Baudelaire avait encore pu en corriger les épreuves.
Le 1er juillet 1867, le poète, dont l’intelligence est intacte, est ramené à Paris par son ami le peintre Alfred Stevens. Il est admis dans la maison de santé du docteur Duval, rue du Dôme. Il va y vivre une agonie d’un an, sans doute adoucie par la présence permanente de sa mère, enfin persuadée du génie de son fils.
La plupart de ses amis se relaieront sans cesse auprès de lui : Nadar, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Asselineau, Madame Paul Meurice lui apporte la consolation avec la musique de Wagner. Il va être délivré de ce qu’il appelait "l’insupportable vie" le 31 août 1867. Il avait reçu les derniers sacrements en pleine lucidité.
Ses funérailles sont célébrées à Saint-Honoré d’Eylau. Il est inhumé au cimetière Montparnasse au côté de son beau-père, le général Aupick à qui il avait depuis longtemps pardonné. Quelques années auparavant, il avait écrit à sa mère : "J’ai cependant aimé mon beau-père et d’ailleurs j’ai aujourd’hui assez de sagesse pour lui rendre justice. Mais enfin, il fut obstinément maladroit. Je veux glisser rapidement, parce que je vois déjà des larmes dans tes yeux."
Sur sa tombe, Théodore de Banville prononcera un magnifique discours car ce génie avait des amis fidèles. Ils l’admiraient autant pour sa puissante création poétique que pour son goût de tous les Arts : la Littérature, la Peinture, la Musique…
Baudelaire savait reconnaître et honorer ses maîtres. C’est ce qu’il a fait dans le magnifique poème inclus dans "Les Fleurs du Mal" et intitulé "Les Phares". C’est un hommage à tous les peintres qui ont tracé un chemin, qui ont été novateurs à leur époque et qu’aucun de leurs successeurs ne pouvait se permettre d’ignorer. Chaque strophe est consacrée à un artiste, par forcément dans l’ordre chronologique : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange (qui a même droit à deux strophes !), Watteau, Goya et Delacroix. Tous ont souffert, ont connu des "extases, des cris et des pleurs". Contempler leurs œuvres est "un divin opium". La dernière strophe pourrait s’appliquer à lui-même :
"Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que ce long hurlement qui roule d’âge en âge,
Et vient mourir au bord de votre éternité"
Ressources bibliographiques :
Baudelaire, collection "Les Géants" (Paris-Match,1970)
Dictionnaire des auteurs (Collection Bouquins, Robert Laffont, 1985)
Les Fleurs du Mal, illustrées par Rodin (Edito Service, Genève, 1983)