Il y a deux-cents ans, naissait à Paris l’illustre poète Charles Baudelaire. Ami des artistes, féru de toutes les formes d’Arts, il fut aussi un critique visionnaire, incarnant la modernité de son époque. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars revient sur le parcours de cet homme de lettres incontournable.
Renvoyé du Lycée Louis Le Grand en 1839, Charles Baudelaire se consacre à sa passion pour la poésie. Il écrit ses premiers vers, fréquente le club littéraire des Haschischins et traduit les écrits du poète américain Edgar Allan Poe. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au Cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte la vie, les excès et les tourments du poète.
A 21 ans, à sa majorité, le jeune poète Charles Baudelaire reçoit l’héritage de son père décédé lorsqu’il avait six ans. Il claque alors la porte de l’appartement familial de sa mère et de son beau-père détesté, le colonel Aupick. Puis il s’installe dans le somptueux hôtel Pimodan au 10, quai de Béthune, dans l'Île Saint-Louis. Il explique sa nouvelle vie : "Je me suis épris uniquement des plaisirs, une excitation, permanente, les voyages, les beaux meubles, les tableaux, les filles, etc…"
Il participe aux discussions du club des Haschichins avec Théophile Gautier et Balzac. Il écume les antiquaires. Il règle les dépenses de sa maîtresse, la métisse Jeanne Duval. Bref, en deux ans, il engloutit 35.000 francs, une fortune, et s’endette. Sa mère et son beau-père, affolés par ses folles dépenses, convoquent un conseil de famille. Ils obtiennent du tribunal civil que Baudelaire soit mis sous tutelle.
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Un conseil judiciaire est nommé le 21 septembre 1844. Le tuteur est Maître Ancelle, notaire à Neuilly, certainement très honnête mais "totalement fermé à la littérature". Il va s’acquitter de sa tâche avec de louables scrupules, son seul but étant de préserver le capital de Baudelaire. Il va faire de la vie du poète un enfer, l’obligeant désormais à fuir sans cesse devant ses créanciers. Bien plus tard, il écrira à sa mère : "Je n’ai pas d’argent… Je ne peux quitter l’hôtel parce que je n’ai pas payé ma pension… Il me faut absolument 3.000 francs avant mercredi. Je n’ai pu remettre mon travail car les manuscrits se trouvent dans une pension où je n’ai pas payé mon loyer… Je t’en supplie, pense au Conseil Judiciaire : il me consume depuis dix-sept ans. Il ne saurait croire le mal qu’il m’a fait. Il me semble porter au front une plaie honteuse et que tout le monde la voit."
Baudelaire portera ce boulet jusqu’à sa mort, laissant un patrimoine intact, parfaitement géré par Maître Ancelle, un véritable gâchis !
Une enfance bousculée par la mort de son père
Charles Baudelaire naît le 9 avril 1821. Il est le fils de Joseph-François Baudelaire, peintre puis chef des Bureaux du Sénat. Un homme très cultivé, possédant une éducation raffinée, amoureux du XVIIIe siècle. Sa mère, Caroline, est beaucoup plus jeune que lui, elle a 24 ans de moins que son mari. Joseph-François meurt le 10 février 1827. Un traumatisme pour le petit garçon de 6 ans. Il ne gardera de son père que les tendres souvenirs des promenades au Luxembourg, des visites au Louvre et de la fréquentation des marchands de gravures chez qui il s’arrêtait souvent.
Il est aussi en adoration devant sa mère. Il dit l’avoir aimée pour son élégance, ses robes, la soie, les parfums, l’odeur des fourrures. Ses parents marquent Charles d’une empreinte indélébile. Le goût de l’élégance (il sera un dandy), de l’antique, de la paresse physique et une passion fétichiste des femmes.
Mais le drame du petit garçon, c'est le remariage rapide de sa mère, un an après la mort de son père, en 1828, avec le commandant Jacques Aupick. C’est un militaire de 39 ans, sévère, grincheux et têtu. Du moins c’est ainsi que Baudelaire le perçoit. La tendre intimité avec sa mère disparaît, il se sent comme exilé, exclu, un intrus dans sa propre famille.
Il devient interne au collège royal de Lyon puis revient à Paris, au lycée Louis-le-Grand jusqu’au mois d’avril 1839, date à laquelle il est renvoyé pour mauvaise conduite. La même année, il obtient le baccalauréat et désormais, il doit choisir sa vie. C’est alors qu’il écrit ses premiers vers et annonce qu’il veut être poète. Il le raconte dans le premier poème des Fleurs du mal :
"Lorsque par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié"
Un dandy parisien
Contrariés par la décision de Charles de devenir homme de lettres, sa mère et son beau-père décident de l’envoyer faire un lointain voyage sur un bateau qui doit le conduire à Calcutta, en 1841. Charles a 20 ans.
En fait, il s’arrêtera à l’Ile Maurice. Il en rapportera des visions et une nostalgie d’exotisme qui vont pénétrer sa poésie et le rapprocheront du poète Leconte de Lisle.
C’est au retour de ce voyage que Baudelaire touche l’héritage de son père, quitte la maison familiale de Neuilly et commence sa vie de dandy parisien. C’est aussi à ce moment qu’il rencontre sa première maîtresse, Jeanne Duval, sur les planches d’un petit théâtre du Quartier latin, où il assistait à la représentation d’un vaudeville. Il était accompagné de son grand ami Félix Tournachon qui allait s’illustrer comme aéronaute, et surtout comme photographe sous le nom de Nadar. Laissons Théodore de Banville nous décrire Jeanne Duval : "C’était une fille de couleur, très grande, à l’allure fière, à la jolie tête, ingénue et superbe, couronnée d’une folle chevelure violemment crêpée, à la démarche de reine, pleine d’une grâce sauvage. Elle avait un je ne sais quoi de divin et de bestial ensemble."
De nombreux poèmes des "Fleurs du Mal" ont été inspirés par Jeanne Duval. Baudelaire y qualifie sa maîtresse de "mégère libertine, de reine de péchés, de vil animal, de vase de tristesse et d’oasis dont je rêve".
Jeanne était une figurante de théâtre et une prostituée. Au début de leur liaison, elle avait probablement continué à exercer ses activités. Leur relation tourmentée commence en 1841. Les deux amants vivront ensemble pendant vingt-cinq ans.
Nadar l’a photographiée, Manet a réalisé un tableau d’elle où elle porte une magnifique crinoline blanche rayée de gris. Sous la crinoline, elle pointe hardiment son pied menu et sa jolie cheville gainée de blanc.
Une nouvelle muse
C’est la période où Baudelaire rencontre aussi Théophile Gautier, Théodore de Banville, Sainte-Beuve, le jeune peintre Emile Deroy. Il aura aussi un coup de cœur pour la danseuse Marie Daubrun qu’il ne veut pas "salir d’un amour charnel" mais qui devient pour lui un objet de culte. Il lui demande d’être son ange gardien, sa muse et sa madone. Une sorte d’équivalent de la Laure de Pétrarque.
Pourtant, une nouvelle muse va bientôt remplacer la première, Apollonie Sabatier, dite la Présidente. C’est une femme délicieuse, belle et spirituelle. D’origine modeste, elle est devenue une des demi-mondaines les plus en vue du tout Paris. Entretenue par le riche banquier Mosselman, elle tient un salon fréquenté par les artistes, les écrivains et les poètes les plus célèbres de l’époque. Baudelaire va devenir un habitué de son salon et de sa table et il va en faire sa seconde madone. Elle aussi va lui inspirer de merveilleux poèmes qui seront incorporés dans "Les Fleurs du Mal".
Quant à ses débuts poétiques et littéraires, il n’a encore rien publié. Il va faire ses premières armes dans la critique. Il collabore à une revue, "L’Artiste", dirigée par Arsène Houssaye à qui il dédicacera son "Spleen de Paris". Il signe aussi deux brillants essais de morale ironique, "Choix de maximes consolantes sur l’Amour" et "Conseils aux jeunes littérateurs".
Entre 1845 et 1846, il publie deux livres de critiques artistiques sur les "salons" qui accueillent les expositions annuelles de peinture. D’emblée, il apparaît comme le plus grand critique de peinture de son temps. Il admire le réalisme de Courbet dont il va devenir l’ami. En 1846 il met Delacroix "au premier rang de tous les âges". Il sera l’admirateur et le défenseur prophétique de cet artiste et de la nouvelle peinture.
En 1847, il fait paraître son unique nouvelle "Le Fanfario", un petit chef-d'œuvre d’analyse autobiographique à mi-chemin entre Mérimée et Balzac. C’est une brillante description de la vie parisienne.
Un artiste révolutionnaire ?
Les journées de février 1848 donnent à Baudelaire l’occasion de montrer son esprit d’indépendance et une sympathie légèrement méprisante pour les bouleversements sociaux et politiques. Certes, le dandy se montre sur les barricades, armé d’un fusil tout neuf, coiffé d’un chapeau tromblon et ganté de frais. Il écrit aussi dans une petite feuille pamphlétaire titrée "Le Salut Public".
Mais ce qui l’intéresse le plus à cette époque, c'est le premier texte qu’il traduit lui-même du poète Américain, Edgar Allan Poe. Son titre est "Révélations magnétiques". Il deviendra son traducteur attitré jusqu’au moment où Edgar Poe meurt mystérieusement dans une taverne de Baltimore, le 7 octobre 1849. Baudelaire restera son plus célèbre traducteur.
Au début de 1850, il publie "Les Limbes", un recueil d’une vingtaine de poèmes qui sont une sorte de première mouture de ce que seront "Les Fleurs du Mal". Encore onze sonnets en 1851 et une étude intitulée "Du vin et du haschich comparés comme moyens de multiplications de l’individualité". C’est une première mouture des futurs "Paradis Artificiels". Le travail paraît en feuilleton dans le journal "Le messager de l’Assemblée".
Baudelaire et les drogues
La drogue, Baudelaire va en être un grand consommateur. Les premiers essais se font lors des soirées des Haschichins vers 1842. Il en consommera jusqu’en 1850 puis il passe à l’opium qu’il consomme chez lui en tête à tête avec Jeanne Duval. Pourtant, dans son essai, il condamne la drogue, considérant que cette joie solitaire est faite pour les misérables oisifs. Il lui préfère le vin : "Le vin exalte la volonté, le haschich l’annihile, le vin rend l’homme bon et sociable, il est pour le peuple qui travaille et qui mérite d’en boire.
Sur l’opium : l’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes, allonge l’illimité, approfondit le temps, creuse la volupté, et de plaisirs noirs et mornes remplit l’âme au-delà de sa capacité."
Baudelaire est lucide sur l’effet dévastateur des drogues mais il n’aura jamais le désir de s’en détacher.
L’année 1852 est particulièrement riche pour la production poétique. Leconte de Lisle, avec qui Charles entretient des rapports cordiaux, publie ses "Poèmes antiques". Les deux auteurs ont en commun une profonde antipathie pour Alfred de Musset et ses élégies. Toujours en 1852, Théophile Gautier publie “Emaux et Camées”. Bien qu’étant son aîné de six ans, Gautier est le seul poète que Baudelaire tutoie. Il sera, plus tard, le dédicataire des "Fleurs du Mal" :
"Au poète impeccable,
Au parfait magicien ès langue française
A mon très cher et très vénéré
Maître et Ami, Théophile Gautier,
Avec les sentiments
De la plus profonde humilité
Je dédie
Ces fleurs Maladives,
C.B."
En mars-avril 1852, Baudelaire publie dans "La Revue de Paris" une grande étude sur Edgar Poe. C’est une première version des notices qui figureront en tête des deux recueils des "Histoires Extraordinaires" qui vont paraître dans sa traduction française.
Baudelaire est vraiment le découvreur d’Edgar Poe pour la France. Rien d’étonnant à cela : la vie, comme l'œuvre de l’écrivain américain sont douloureuses, tourmentées, poignantes. Son imagination le conduit à écrire des histoires terrifiantes, infernales. Il communique au lecteur des frissons d’épouvante. Pourtant, son écriture est très loin du lyrisme romantique. Il est à la recherche du simple et du beau. Cette âme perturbée, cette écriture exigeante ne pouvaient que séduire Baudelaire qui, sans doute, trouvait un peu en lui son double américain.
Le poète continue à fréquenter le Salon de "La Madone" Apolline Sabatier. Il y dîne tous les dimanches depuis deux ans, avec Flaubert, Gautier, Sainte-Beuve, Maxime du Camp et Arsène Houssaye. Il va envoyer à son hôtesse sa première lettre d’amour, non signée, dans une écriture contrefaite, accompagnée d’un poème assez audacieux intitulé : "A une femme trop gaie".
C’était un peu pervers car ce poème avait d’abord été destiné à la danseuse Marie Daubrun qui dans le ballet "Fleurs animées" portait des toilettes "aux retentissantes couleurs", alors qu’Apolline Sabatier était habillée très sobrement comme une demi-mondaine soucieuse de respectabilité.
Ce sera une brève passion mondaine, sans lendemain. Un seul poème "A la nouvelle Madone" sera publié dans le cycle de la "Vénus Noire", autrement dit Jeanne Duval. Les deux amants éphémères vont rester bons amis, sans rancœur sinon sans regrets.
Pendant toute cette période, Baudelaire continue la traduction des œuvres d’Edgar Poe dont certaines, comme "Le corbeau" paraissent dans des périodiques. Enfin, un éditeur, Victor Lecou, accepte de publier un volume. Mais il arrive alors une catastrophe au poète : harcelé par les créanciers, chassé par sa logeuse pour loyers impayés, il égare son manuscrit, il doit recommencer sa traduction... Un cauchemar !
Six mois plus tard, "Le Pays", journal du Second Empire, commence à publier les “Histoires Extraordinaires”. La première publication s’ouvre sur une magnifique lettre dédicace de Baudelaire à Maria Clemm, tante et belle-mère d’Edgar Poe.
L’Exposition Universelle de 1855
1855 est l’année de la Grande Exposition Universelle. Elle ouvre le 15 mai. C’est la carte de visite du Second Empire destinée à montrer la puissance économique et industrielle de la France de Napoléon III. Baudelaire est chargé de rendre compte des Salons de Peinture pour "Le Pays". Il va écrire trois études magistrales : "Méthode et critiques", "Eugène Delacroix" et "Ingres". C’est Delacroix qui déchaîne le plus son enthousiasme. A propos de ses "Femmes d’Alger", Baudelaire écrit : "Excellent dessinateur, prodigieux coloriste, compositeur ardent et fécond, il exprime surtout l’aspect étincelant des choses. C’est l’infini dans le fini. C’est le rêve ! Les "Femmes d’Alger", sont son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les méandres insondés de la tristesse."
Mais pour Baudelaire, le grand événement de 1855 est la première impression des “Fleurs du Mal”...
Ressources bibliographiques :
Baudelaire, collection “Les Géants” (Paris-Match,1970)
Dictionnaire des auteurs (Collection Bouquins, Robert Laffont, 1985)
Les Fleurs du Mal, illustrées par Rodin (Edito Service, Genève, 1983)