Le 9 novembre 1989, les Allemands de l’Est commencent enfin à franchir librement le mur de Berlin… Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio, "Au Cœur de l'Histoire", Jean des Cars raconte l’histoire de la chute du mur qui a séparé la capitale allemande pendant 28 ans.
Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, les "piverts" et leurs burins commencent à s’attaquer au mur de Berlin, un événement couvert en direct par les médias du monde entier. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au Cœur de l’Histoire", Jean des Cars achève son récit sur la chute du mur de Berlin.
A Berlin-Est, la maladie d’Erich Honecker argumente les débats sur sa succession.
En Allemagne de l’Est, les Luthériens représentent 90% des chrétiens. Et les pasteurs sont devenus farouchement gorbatchéviens. Un évêque luthérien l’explique : "On voulait la Liberté. Tout en évitant une fin du monde nucléaire. Est-ce possible dans ce système ? Nous étions euphorisés par les discours de Gorbatchev. On pensait que Liberté et Justice pouvaient se réconcilier."
Le 30 septembre 1989, le ministre ouest-allemand des Affaires étrangères obtient qu’un train spécial puisse transiter par la RDA sans aucun contrôle. Mille Allemands de l’Est bloqués depuis des semaines dans l’ambassade de la RFA à Prague peuvent ainsi rejoindre l’Ouest sans encombre, avec la "bénédiction" de Honecker, dépassé par les évènements.
Deux jours après, 7.000 autres fugitifs quittent la Pologne et la Tchécoslovaquie dans des conditions équivalentes. Fin septembre 1989, plus de 50.000 réfugiés ont pu gagner l’Ouest par différentes filières. Les troubles commencent en Allemagne de l’Est.
Le 2 octobre 1989, des manifestations éclatent dans les principales villes de la RDA. Le numéro 2 du gouvernement Honecker, Markus Wolfe, un des pions potentiels choisis par le KGB pour lui succéder, fait une grande campagne médiatique pour se valoriser. C’est le magazine ouest allemand Stern qui s’en charge.
Le 7 octobre, Gorbatchev débarque à Berlin-Est. Il n’est pas de bonne humeur. Il n’ignore pas que chaque jour, des milliers de jeunes Allemands de l’Est tournent le dos à leur pays. Si elle continue, cette hémorragie finira par saigner à blanc la RDA.
Des festivités sont organisées pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre mais lors du défilé aux flambeaux des Jeunesses Communistes de RDA, Gorbatchev a presque pitié de Honecker car le jeune public hurle : "Gorby ! Gorby ! Aide nous !"
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Lors de la réception au Palais de la République, où toute l’élite politique, diplomatique et artistique de Berlin-Est se presse, l’ambiance est morose. Un membre du Politburo dira plus tard :
"On se serait cru dans la salle de bal du Titanic juste avant que le navire coule". En effet, rien ne peut désormais couvrir les clameurs de la foule à l’extérieur qui crie : "Liberté ! Liberté ! Nous voulons la Liberté !"
Intrigué, Gorbatchev demande à son ambassadeur à Berlin combien ils sont. "Des milliers" répond l’ambassadeur "mais ne t’inquiète pas, ils sont paisibles, très amicaux à ton égard, ils t’appellent à l’aide". Gorbatchev espère seulement qu’on ne fera pas agir la police, il ne veut pas de morts… du moins pas avant son départ pour Moscou.
Rentré à Moscou, Gorbatchev désespère de voir l’Allemagne de l’Est adopter un régime supportable pour ses propres citoyens. En même temps, il a compris que l’idée de la réunification est sans doute dans la tête des foules qui manifestent à Berlin-Est et dans toutes les autres villes de RDA.
Dans les capitales européennes, c’est une toute autre histoire. Son conseiller diplomatique arrive de France et lui dit que tout le monde, y compris le Président Mitterrand, pense que nul n’a besoin d’une Allemagne réunifiée. Margaret Thatcher affirme exactement la même chose. Elle est résolument contre une Allemagne réunifiée mais elle ne peut le dire ni au Royaume-Uni ni au sein de l’OTAN.
L’éjection de Honecker
C’est Egon Krenz qui va se charger de l’exécution de Honecker le mardi 17 octobre 1989. Il commence par parler du climat insurrectionnel. Rien que la veille, à Leipzig, il y avait 100.000 opposants dans les rues. Honecker réplique que les chiffres sont manipulés. Le général Stroph déclenche alors l’offensive : "Quant à toi, tu incarnes aujourd’hui l’échec. Il est grand temps de changer de génération. Vraiment, Erich, rien ne va plus, il faut que tu t’en ailles. Je propose donc que tu sois relevé de ta fonction de Secrétaire Général et que les camarades Mittag et Hermann quittent le Politburo en même temps que toi." Après une menace voilée, sur les secrets compromettants que contiendrait un petit coffret rouge, tous les présents votent à main levée l’exclusion de Honecker et des deux membres du Politburo, les intéressés votant eux-mêmes pour leur propre exclusion ! Egon Krenz, unique candidat à la succession, sera élu lui aussi à main levée.
Veillée d’armes et manifestations
Début novembre 1989, dans toutes les grandes villes d’Allemagne de l’Est, la vague des manifestations ne cesse d’enfler. A Leipzig, malgré la pluie, le rituel rendez-vous de prière regroupe près de 200.000 manifestants, 50.000 à Erfurt, 20.000 à Karl-Marx-Stadt. Mais c’est Berlin qui bat tous les records : le 4 novembre, 500.000 manifestants.
Egon Krenz, le nouveau maître de la RDA, proclame de nouvelles réformes : il renouvelle les cadres du parti, il annonce un rapprochement imminent de la RDA avec la Communauté Européenne. Personne n’y comprend rien ! Il part rencontrer Gorbatchev à Moscou, explique au maître du Kremlin la situation catastrophique de l’économie de la RDA. Gorbatchev lui répond que ce qui l’inquiète lui, ce sont les très puissants mouvements de foules qui ne cessent de prendre de l’ampleur. Krenz repart de Moscou certain que Gorbatchev ne veut pas de la réunification.
Le lendemain, 2 novembre, Gorbatchev improvise dans son bureau un Conseil présidentiel. Le président du KGB annonce qu’il y aura encore aujourd’hui au moins 500.000 personnes dans les rues de Berlin et dans toutes les autres villes de la RDA. Ce à quoi Gorbatchev répond : "Aligner des chiffres n’avance à rien. La seule question qui m’importe est de savoir si Krenz, qui m’a fait hier une impression désastreuse, peut encore tenir le choc. Si tel n’est pas le cas, il faudra bien savoir que nous ne pourrons pas maîtriser cette situation, d’évidence pré-insurrectionnelle, sans l’aide et la bonne volonté de l’Allemagne de l’Ouest."
Chevardnadze, ministre des Affaires Étrangères, surenchérit : autant envoyer nous mêmes un régiment du Génie pour démolir le mur avant que d’autres ne tirent gloire de l’avoir abattu !
Gorbatchev répond, sans illusions. Il est certain que les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France rêvent d’une confrontation hostile de l’URSS avec l’Allemagne de l’Ouest. Ils se porteraient alors au secours de Kohl. Il ne faut donc pas de confrontation violente...
Les Franco-Anglo-Américains vont faire leur possible pour écarter l’éventualité d’un rapprochement entre l’Allemagne et l’URSS. Gorbatchev sent le piège. Il pense qu’il faut intensifier les bonnes relations avec l’Allemagne Fédérale, afficher en même temps une solidarité sans faille avec Berlin-Est et après, il pense qu’il faudra improviser.
Raïssa Gorbatchev entre dans le jeu
Le 3 novembre 1989, il y a plus de 4.000 réfugiés Est-Allemands à l’Ambassade de la RFA à Budapest. Le désordre est indescriptible. On a installé des tentes à l’extérieur, on manque de sacs de couchage et il fait très froid. Pendant ce temps, à Washington, le conseiller diplomatique de Georges Bush, Vernon Walters, tente de convaincre le Département d’Etat que la débâcle de l’Allemagne de l’Est est imminente. Le secrétaire d’Etat, James Baker, est révulsé à cette idée. Vernon Walters le supplie de ne pas compliquer la tâche de Mikhaïl Gorbatchev en intervenant à Berlin-Est. James Baker, à contre-coeur, finit par obtempérer.
Ce même 3 novembre, à Bonn, le négociateur financier de l’Allemagne de l’Est tente d’arracher au ministre des Finances Ouest-Allemand un nouveau prêt. Il n’obtient que 12 milliards de Deutsche Marks : c’est bien trop peu pour la RDA mais le ministre reste inflexible. L’Allemagne de l’Est survit déjà aux crochets de l’Allemagne de l’Ouest.
Pendant ce temps à Moscou, l’épouse de Mikhaïl Gorbatchev, Raïssa, a décidé de parler à son mari. Leur couple est fusionnel et apparemment indestructible. Le maître de Kremlin ne néglige jamais les avis de sa femme et elle a des opinions sur tout, y compris sur les sujets les plus sensibles. Cette-fois, elle va lui parler de la situation en Allemagne de l’Est : "Les ennuis s’accumulent pour tes amis de Berlin-Est mais c’est un sujet que nos journalistes évoquent trois fois moins que les étrangers. Bien entendu, je suppose que tes experts germanistes sont favorables à une intervention musclée en cas de débordements…"
Son mari lui répond qu’il sait bien que l’usage de la force ne servirait à rien mais qu’elle est inévitable. Raïssa lui répond que ce serait la pire des solutions et elle enchaîne : "Dans cette affaire, mon intuition de femme me dit que dès l’instant qu’un soldat, qu’il soit Allemand ou Russe, aura tiré sur la foule à Berlin, à cet instant précis, tu seras devenu l’otage de l’état-major et du KGB. Si du sang coule à Berlin, ces types deviendront intenables. Et ce ne sera plus qu’une question de semaines avant que nous ne soyons évincés du Kremlin, au pire relégués dans un goulag."
C’est donc à Raïssa Gorbatchev que le monde doit sans doute que la chute du mur se soit déroulée sans aucune effusion de sang…
Le jour où le monde a changé
Le matin du 9 novembre 1989, Egon Krenz est serein. La veille, il a été informé par Gorbatchev qu’un assaut du mur a été planifié par un groupe de manifestants. Il reste néanmoins calme et règle les derniers détails d’un projet de loi sur la libéralisation des voyages à l’étranger de façon à relâcher la pression migratoire sur les frontières. Il accorde la liberté de changer les Marks Est-Allemands en devises étrangères mais ce n’est pas un cadeau vu son cours désespérant ! Les citoyens est-allemands pourront avoir un passeport et passer quatre semaines par an à l’étranger. Evidemment, seul le gouvernement est au courant de cette incroyable libéralisation…
Krenz décide donc de convoquer la presse pour annoncer cette merveilleuse nouvelle. Devant les journalistes, son porte-parole détaille le décret réglant le déplacement à l’étranger des citoyens de la RDA. Les voyages privés pourront être sollicités sans condition préalable.
"A partir de quand ?" demande une voix. C’est celle de Henri de Bresson, l’envoyé spécial du quotidien Le Monde à Berlin. Le porte-parole répond : "D’après ce que je sais oui, c’est valable tout de suite…" Il est 18h57. À 19h04, huit dépêches sont lâchées sur les fils de toutes les agences de presse : "On peut quitter l’Allemagne de l’Est : la RDA vient d’ouvrir ses frontières".
A ce moment-là, Helmut Kohl est à Varsovie, sans sa voiture. Il se rend à un gala donné en son honneur par le gouvernement polonais. Par téléphone, il est informé de l’incroyable nouvelle mais croit à un canular ! A 19h52, le chef de l’antenne berlinoise de la CIA alerte, par téléphone, l’ambassadeur des USA à Bonn : "Des grappes humaines, pas très denses, de plus en plus nombreuses s’accumulent à l’est du mur, au niveau de plusieurs points de passage, notamment celui de Checkpoint Charlie. Pour l’instant, les garde-frontières ne bougent pas mais Monsieur l’Ambassadeur, tout peut arriver. C’est incroyable."
A 20h50, le mur n’est pas encore tombé mais les officiers du secteur en charge de la surveillance n’ont toujours pas reçu la moindre instruction. Au passage de Bornholmer Brück, le chef du poste-frontière prend sur lui de laisser filer une douzaine d’Allemands de l’Est particulièrement insistants.
Moscou est aux abonnés absents. C’est à Krenz de prendre ses responsabilités. Mais à ce moment-là, à Berlin-Est, dans les instances officielles de la RDA, le désordre est complet. Tous savent que le moindre coup de feu déclencherait l’enfer.
A 23h30 tout bascule
A 23 heures, Krenz a le choix de faire donner la troupe, ou d’ouvrir les barrières. L’ordre sera d’enlever les barrières. Les uns après les autres, les officiers laissent passer. A 23h30, le miracle se produit : les hauts-gradés de la Stasi en sont réduits à suivre en direct les scènes incroyables que diffusent les chaînes de télévisions occidentales.
C’est seulement dans la dernière demie-heure du 9 novembre 1989 que les premières centaines d’Allemands de l’Est franchiront le mur dans la liesse. Au cœur même de Berlin, la muraille anti-chars qui protège la Porte de Brandebourg est prise d’assaut à 1h30 du matin. Le passage n’a que 6 mètres de large et 1.000 personnes s’y pressent ! Ceux qu’on appelle les "piverts", armés de marteaux et de burins, ont déjà commencé à s’attaquer au mur. Ce spectacle incroyable, le monde entier y assiste en direct.
Le lendemain, Helmut Kohl arrive à Berlin. Un podium a été dressé devant la mairie. Willy Brandt s’est déjà exprimé. Le chancelier allemand est acclamé par la foule constituée principalement d’Allemands de l’Est. C’est son jour de gloire bien qu’il n’y soit pas pour grand-chose.
A Bonn, le monde entier félicite Helmut Kohl, à commencer par Margaret Thatcher. A 22h45, c’est au tour du Président Bush de se manifester. Il félicite le chancelier pour son sang-froid. Kohl sait très bien que le rôle de Gorbatchev a été essentiel. Il a empêché le KGB et la Stasi d’intervenir. Les réactions françaises sont enthousiastes. Le Président Mitterrand a changé d’attitude : lui aussi félicite Helmut Kohl.
Ce 9 novembre 1989, le monde a changé. Tous ceux qui ont assisté devant leurs écrans de télé aux premiers coups de pioche dans "le mur de la honte" ne l’oublieront jamais. Plus de mur de Berlin, plus de Rideau de Fer, un nouvel équilibre international est à inventer. Cela prendra du temps.
C’est à Gorbatchev qu’on doit ce basculement, et si l’Occident l’adule, à Moscou il va de plus en plus passer pour un traître. Raïssa avait raison : deux ans plus tard, en 1991, Boris Eltsine lui succédera. Un an après, ce sera l’éclatement de l’URSS. Moscou redeviendra la capitale de la Russie.
Ressources bibliographiques :
Michel Meyer, Histoire secrète de la chute du Mur de Berlin (Odile Jacob, 2009, nouvelle édition 2014)
Henry Bogdan, Histoire des pays de l’Est (Perrin, 1991, réédition actualisée collection Tempus, 2008)