"L'argent a d'abord été un outil avant d'être un dieu ou un maître", explique Jean-Claude Carrière.
Jean-Claude Carrière, scénariste, écrivain et auteur de « L’Argent, sa vie, sa mort » (Ed. Odile Jacob)
Bonjour Jean-Claude Carrière. Merci d'être en studio avec nous. Vous avez combien sur vous ?
"J'ai 350 euros parce que je viens de prendre de l'argent au distributeur automatique, dans l'espoir de faire des courses de Noël avec ma fille après vous avoir quitté."
Quelques courses en retard !
"Des courses du jour de l'an, mais ma fille est née le 1er janvier."
Je vous pose cette question parce que, dans votre dernier livre, "L'argent", vous nous racontez l'histoire de l'argent. On va le préciser tout de suite, on parle non pas du métal précieux mais de l'argent qui nous sert dans la vie de tous les jours. Pourquoi consacrer plus de 250 pages à l'argent ? Est-ce que, sans mauvais jeu de mot, vous aviez un compte à régler avec lui ?
"Oui. Parce que l'argent ça se compte et quelques fois ça se raconte. En effet, j'avais un compte à régler parce que, je suis comme vous, peut-être, je n'ai rien compris à ce qu’il s'est passé, à ce qu'on m'a dit après la crise de 2008."
La crise financière.
"Oui. Tout à coup, nous avons été envahi par des économistes qui venaient parler à la radio, à la télévision, dans les journaux. Je n'y comprenais rien. Or, j'avais quand même quelques notions. J'avais suivi quelques cours autrefois sur l'histoire des banques, de l'argent et je me disais : "Qu'est-ce qu'il se passe ? Comment se fait-il que tout à coup, je ne comprenne rien à ce qu'on me dit ?" Et la meilleure façon de comprendre quelque chose qu'on ne sait pas, c'est d'écrire."
C'est d'écrire. J'imagine que vous avez appris beaucoup de choses dans vos recherches.
"Oui, bien sûr."
Vous nous dressez une sorte d'histoire de l'argent. Vous comparez l'argent dans ce livre à un dieu, à une créature, à un être qui nous échapperait, qui aurait sa propre vie, sa morale, son caractère, toujours cynique. L'argent, qui aurait tout envahi, tout corrompu. A vous lire, on a le sentiment qu'il n'y a rien de bon dans l'argent ?
"Ecoutez, ce n'est pas du tout un sentiment parce que je dis quand même qu'il est bienfaisant. Il a été inventé pour cela. L'argent a d'abord été un outil avant d'être un dieu ou un maître, quelque chose pour servir aux échanges entre les hommes et les femmes. Et puis tout le monde est ravi quand il reçoit de l'argent. Quand il arrive à la maison, il est le bienvenu. Et pourtant, beaucoup de gens en ont dit du mal, et récemment encore,Romano Prodi, l'homme politique italien l'a appelé "l'excrément du diable". Comment se fait-il que cette chose si bienfaisante, que nous recherchons tous, soit maudite par tant de voix et dans beaucoup de cultures et de civilisations depuis longtemps ? C'était une question que je me suis posé. Pour cela, vous l'avez remarqué, j'ai essayé de faire une biographie d'un personnage. Moi, je suis un scénariste et un auteur dramatique, donc j'ai plutôt l'habitude de faire vivre des personnages. Alors j'ai pris l'argent comme un personnage, comme s'il avait vraiment, à un moment donné, pris vie. Etant d'abord quelques pièces d'or et d'argent. On ne sait pas très bien où et quand il est né."
L'origine, oui.
"Peu à peu, il est devenu un personnage inséparable de notre vie, puis un dieu - Shakespeare a été le premier à le dire dans un texte célèbre repris par Marx dans "Le Capital". Et ce dieu se serait apparemment évanoui, aurait disparu, serait devenu abstrait, virtuel. Par exemple, le dernier avatar de l'argent qu'est le chèque, on ne s'en sert guère plus qu'aux Etats-Unis et en France. Dans un pays comme l'Iran, on va au cinéma ou au supermarché avec son téléphone portable. L'argent a physiquement disparu. Ça, ça me fascine."
Et vous cherchez dans votre livre où bat le cœur de l'argent ? Est-ce que vous avez trouvé la réponse ?
"Non, je n'ai pas trouvé la réponse. On a longtemps pensé que ce cœur battait tout près de la City de Londres. C'est d'ailleurs pour ça que la Bourse de Paris a déménagé pour aller se mettre tout près de la City. Vous savez pourquoi ? Pour avoir des renseignements financiers à quelques fractions de secondes."
Beaucoup plus rapidement.
"Beaucoup plus rapidement. Aujourd'hui, tous les grands mouvements d'argent nous échappent, à moi, à vous, à ceux qui nous écoutent. Ils se passent même entre ordinateurs qui, apparemment, prennent eux-mêmes les décisions, sans nous en avertir. Alors, où allons-nous ? Est-ce que l'argent va tolérer sa propre disparition ? Est-ce qu'il est, comme le disait récemment une jeune économiste à la télévision, comme une étoile morte qui nous envoie encore sa lumière alors qu'elle a cessé de vivre ? C'est possible."
Alors vous imaginez à la fin de votre livre la mort de l'argent. C'est assez amusant d'ailleurs, vous imaginez qu'à la télé il y aurait la nécrologie de l'argent."
Vous pourriez en parler aujourd'hui à la radio, parce que le bruit court qu'il est réellement mort. C'est-à-dire que nous faisons comme s'il existait encore. Nous échangeons, nous donnons des ordres d'achat ou de vente, d'échanges, mais en réalité, l'argent comme personnage a disparu. Il disparaît comme, dans une pièce de théâtre ou dans un film, disparaissent les personnages qui n'ont plus de rôle à jouer mais qui sont évidemment répandus partout ailleurs."
Sauf que, dans ce livre "L'argent, sa vie, à sa mort", vous ne faites qu'effleurer une question centrale : est-ce qu'on peut vivre sans argent, par quoi est-ce qu'on peut le remplacer ? Et là, vous n'avez pas forcément la solution."
"Non, personne ne l'a. Il faut dire d'abord que nous avons pendant très longtemps vécu sans argent, pendant des centaines de siècles, avant que l'argent soit inventé à peu près au 2e millénaire avant notre ère, pense-t-on. Aujourd'hui, il y a un peu partout des petites communautés qui essaient d'imaginer des ersatz d'argent. D'abord il y a le troc, les monnaies virtuelles, les bitcoins sur internet, il y a, dans la banlieue londonienne, une monnaie frappée à l'effigie de David Bowie. C'est quand même formidable ! Est-ce qu'il touche là-dessus ? Je me demande. Peut-être, oui... Un peu partout dans le monde, il y a des gens qui sont très sensibles à ce sentiment d'esclavage, d'être liés définitivement à l'argent, et qui essaient de s'en libérer. Naturellement, nous avons besoin d'en gagner et les autres ont besoin que nous en dépensions. Puisque ce sont les échanges d'argent qui constituent l'essentiel de nos revenus collectifs. Aujourd'hui la TVA, on le sait bien. Un billet de 100 euros qui voyage trois fois dans la journée gagne moins d'argent que le billet d'un même montant qui voyage 5 ou 6 fois. C'est tout le problème. Alors, que devient l'argent là-dedans ? L'argent proprement dit, celui qu'on appelait les espèces sonnantes et trébuchantes ? Sincèrement plus rien."
Une dernière question, Jean-Claude Carrière : en ce début d'année, est-ce que vous avez des raisons d'être optimiste ? Quel avenir pour l'argent en 2014 ?
"Je ne suis pas du tout un prophète, surtout dans ces domaines-là. Je crois que nous allons vivre encore quelques temps dans cette douce illusion que l'argent est vivant. Et comme je le dis assez longuement dans le livre, il y a deux visions de l'avenir. Une qui dit : ce n'est qu'un accident, ces crises sont passagères, il faut continuer à consommer, à dépenser. Et l'autre qui dit : non, ce système est mort, il est fini, il faut le remplacer, passer à autre chose. Je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse. Mais naturellement, ça ne se fera pas dans l'année qui vient."