Chaque samedi et dimanche, François Clauss se penche sur une actualité de la semaine écoulée. Aujourd'hui, une illustration d'Hergé vendue 629.000 euros.
"Clauss toujours". L'humeur de François Clauss, tous les samedis et dimanches matins à 8h55 sur Europe 1. Bonjour François.
629.000 euros. Oui, vous m'avez bien entendu : 629.000 euros pour une illustration crayonnée, colorisée de 20 centimètres sur 20 centimètres. Mais voilà : ces 20 centimètres là, émanent d'un crayon génial, tenu par l'un des grands artistes du 20ème siècle, Georges Rémi, alias Hergé.
Une aquarelle réalisée en 1939 pour la couverture du "Petit 20ème", illustration inédite du Sceptre d'Ottokar vendue avant hier soir chez Christie's. Il y a un an et demi, une planche originale de On a marché sur la lune s'était vendue à un million et demi d'euros. Oui, Hergé est bel et bien un grand artiste du 20ème siècle, lui qui eut droit, comme Gauguin ou Monet, aux honneurs du Grand Palais à Paris, attirant 322.000 visiteurs en trois mois. Lui, qui a son musée dédié à Louvain, dans la banlieue de Bruxelles. Un magnifique bâtiment conçu par le grand architecte français De Porzemparc.
Oui, cette fameuse "ligne claire" inventée par Hergé et qui a révolutionné la bande dessinée gagnait encore en clarté avec la patine du temps. Hergé, l'artiste qui fut le premier à scénariser ses histoires, comme au cinéma. Ce teasing avant l'heure qui a tant marqué Spielberg qui tentera vainement de transcrire à l'écran le génie de Bruxelles. Mais Tintin n'est pas transposable, "Tintin, c'est moi", disait avec humilité Georges Rémi sur le plateau de Bernard Pivot dans les années 70. Tintin, ça ne peut être que lui.
"Quand je serai grand, je serai journaliste", ai-je dit un jour à mes parents stupéfaits, alors que je n'avais que 7 ans mais qu'on venait de m'offrir "Le Lotus bleu" et que j'y découvrais le reporter Tintin.
Tintin, le journaliste justicier, figure marquante dans l'histoire de la littérature, de Roule ta Bille à Michel Strogoff, jusqu'à Michaël Blomqvist dans Millénium. Le paradoxe, c'est qu'on ne voit pratiquement jamais Tintin en situation professionnelle (à l'exception du départ au Congo et du début du Lotus Bleu), mais que Hergé, lui, en 24 albums, nous a offert un extraordinaire récit de l'époque. Parfois dans ses dérives nauséabondes (le colonialisme triomphant de Tintin au Congo, l'antisémitisme rampant dans L'Etoile Mystérieuse), mais si souvent empreint d'humanisme, comme le bouleversant sauvetage de Tchang dans le Tibet. Humanisme qui transcende le temps et l'espace. 240 millions d'albums vendus dans le monde. Il s'en vend trois millions par an, traduits dans 110 langues ou dialectes.
Je suis très fier de mon Or noir acheté à Tbilissi, et de voir le Capitaine Haddock jurer en géorgien.
A 7 ans, Hergé l'ethnologue m'a fait voyager dans la jungle amazonienne de L'Oreille Cassée. A 25 ans, il m'a interpellé sur les failles de l'addiction du Capitaine Haddock. A 40 ans, il m'a interrogé sur le bien et le mal : Milou, chien bleu, chien rouge. A presque 60 ans, il me questionne sur la mort, avec ce cercueil que Tintin affronte dans Les Cigares du Pharaon.
Hergé dessinateur, Hergé philosophe, Hergé ethnologue. Le très humble, le très discret dessinateur de Bruxelles des années 30 n'imaginait pas qu'on s'arracherait ses planches moins d'un siècle plus tard. Peut-être en avait-il le pressentiment, lui, dont le dernier album posthume, inachevé. Non, je n'ai pas 629.000 euros mais j'ai les 24 albums bien rangés dans ma bibliothèque. Mon papa me les a lus, je les ai lus à mes enfants, qui les liront à leurs enfants. Et ça, ça vaut tout l'or du monde, ça, c'est la marque, tout simplement des grandes artistes.