Marc Messier brosse ce dimanche le portrait de Linda Brown, figure majeure de la lutte contre la ségrégation américaine.
Un solo de Charlie Parker. Les larmes d’une petite fille noire sur le chemin de l’école. 1951 aux Etats-Unis : l’esclavage est aboli depuis près d’un siècle, mais les préjugés sont tenaces et la ségrégation raciale institutionnalisée dans de nombreux états du pays. Rosa Parks ne s’est pas encore rebiffée dans un autobus d’Alabama. Malcom X est un petit voyou, qui se fait appeler Satan en prison et Martin Luther King, un jeune étudiant en théologie, parfaitement inconnu.
L’Amérique est triomphante, égocentrique, majoritairement raciste, totalement parano et farouchement anti-communiste. Elle voit des rouges partout et ne veut pas voir ses noirs. Dans les anciens états sudistes, les braises de la guerre de sécession sont encore chaudes. Personne n’a digéré la défaite de 1865 contre les tuniques Bleues et le dogme de l’égalité des races. Du Texas au Tennessee, de la Louisiane au Kentucky, du Mississipi à la Virginie : c‘est l’apartheid. Les Blancs et les Noirs vivent chacun dans leur monde, dans leurs quartiers, dans leurs bars, dans leurs écoles, dans leurs églises, dans leurs cimetières. Lorsqu’ils se croisent, dans les lieux publics, il y a des panneaux pour rappeler aux "Colored People" ou est leur place : dans un champ ou en cuisine, disait, le général Lee, le héros des confédérés sudistes, lors de la guerre civile américaine.
Un siècle plus tard, pas grand-chose n’a changé. On parle toujours de nègres domestiques. On en lynche encore un ou deux de temps en temps et les célèbres Lois Jim Crow, qui régissent la discrimination, sont scrupuleusement appliquées par les forces de police, dans la douzaine d’ex-états sécessionnistes. L’obscurantisme à l’ombre des cotonniers et des magnolias. Au Kansas, nous ne sommes plus dans le sud, mais dans le Midwest. Le Kansas, le cœur géographique des Etats-Unis, un état crée, au 19ème siècle, par des abolitionnistes. Un état, qui en 1951, encourage l’intégration raciale, sans pour autant s’opposer à la discrimination qui existe dans les transports publics et dans l’éducation. La loi, ambigüe, perverse, laisse le choix, par exemple, aux écoles de sélectionner leurs élèves. Une école de blancs peut refuser des élèves noirs. Ce sera le cas de l’école Sumner, lorsque les parents de la petite Linda Brown voudront y inscrire leur petite fille, âgée de 9 ans. La famille est noire. L’école est Blanche. Pas question pour l’établissement d’avoir de gens de couleur sur ses bancs. Linda Brown devra aller voir ailleurs.
Un refus insupportable pour le père de Linda, qui est pasteur, vice-ministre de l’Eglise épiscopale méthodiste africaine de Topeka, la minuscule capitale du Kansas. Oliver Brown n’est pas du tout, à ce moment-là, dans une quelconque lutte politique. Il veut simplement que sa petite fille emprunte le chemin le plus court pour aller à l’école : Sumner est située juste à côté de chez eux. Aller dans l’école noire la plus proche, obligerait Linda à marcher 2 heures par jour, à passer dans un quartier mal famé et à emprunter un passage à niveau très dangereux.
L’hiver 1951 est froid à Topeka. Linda, racontera plus tard, qu’elle sentait ses larmes geler sur ses joues. La petite fille noire, un peu boulotte, aux nattes impeccablement relevées sur la tête, marchera des heures et des heures pendant les 3 années de combat dans lequel s’est lancé son père, après le refus de l’Ecole Sumner. Une question de justice, d’honneur. Une bataille devenue rapidement politique à un moment de l’histoire américaine ou le mouvement des droits civiques s’étend et s’organise à travers tous les Etats-Unis . Le Révérend Oliver Brown se battra, sans relâche, pendant 3 ans devant les tribunaux avant que la Cour suprême des Etats-Unis ne lui donne raison. Le 17 mai 1954, la plus haute instance judiciaire du pays expliquera dans son arrêt que dans le domaine de l'éducation publique, la doctrine du "séparés mais égaux" n'a pas sa place et que séparer l'éducation est intrinsèquement inégal. Un arrêt historique, le mot n’est pas galvaudé, qui marquera la fin de la ségrégation raciale dans les écoles américaines.
Le sourire d’une vieille dame noire de Topeka qui, toute sa vie, s’est souvenu de ce jour de septembre 1954. Une journée lumineuse. Une rentrée scolaire pas ordinaire : des photographes venus de tous les Etats-Unis qui se battaient pour entrer dans sa salle de classe. Dans un coin. Le sourire de son père. Dans sa tête. Un solo de Charlie Parker.