Il n'y a pas un mot plus haut que l'autre mais la charge est directe. Au procès d'Eric Dupond-Moretti, une magistrate, parmi les quatre visés par le garde des Sceaux, a remonté mercredi le fil de l'affaire et partagé sa certitude : "le ministre a vengé l'avocat". La magistrate de 54 ans à la barre, veste noire, lunettes rouges, attend visiblement ce moment depuis très longtemps. Ulrika Delaunay-Weiss fait partie des trois magistrats du Parquet national financier (PNF) contre lesquels le ministre de la Justice avait ouvert des enquêtes administratives, alors qu'il avait eu des différends avec eux quand il était avocat. C'est ce qu'il lui vaut ce procès inédit pour "prise illégale intérêts" devant la Cour de Justice de la République (CJR).
Une "enquête barbouzarde"
En juin 2020, alors qu'Eric Dupond-Moretti est encore avocat, on apprend que le PNF a fait éplucher ses factures téléphoniques détaillées (fadettes) et celles d'autres avocats, pour tenter de débusquer une éventuelle taupe qui aurait informé l'ex-président Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans l'affaire de corruption dite "Paul Bismuth". Eric Dupond-Moretti, ami très proche de Me Herzog, est alors "extrêmement en colère", rappelle Ulrika Delaunay-Weiss à la barre. Dans les médias, l'avocat dénonce une "enquête barbouzarde", un basculement dans "la République des juges", et porte plainte.
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Face à l'"émoi", la ministre de la Justice d'alors, Nicole Belloubet, lance une "inspection de fonctionnement" sur l'enquête du PNF. Une procédure "totalement surréaliste", martèle la témoin, dénonçant une "immixtion pure et simple du pouvoir exécutif dans le judiciaire", une "violation de la séparation des pouvoirs". Entre temps, en juillet 2020 et à la surprise générale, Eric Dupond-Moretti a été nommé ministre de la Justice. Malgré les alertes d'un risque "évident" de conflit d'intérêts par les syndicats de magistrats, c'est lui qui reçoit les conclusions de l'inspection.
Le rapport ne pointe aucune faute disciplinaire mais le ministre, sur "recommandation" de son administration, ordonne une enquête administrative pour rechercher d'éventuels manquements individuels, contre la cheffe du PNF Eliane Houlette, et contre Patrice Amar et Ulrika Weiss-Delaunay, chargés de l'enquête sur les fadettes. "On livre nos trois noms à la presse, c'est un immeuble qui s'effondre sur ma tête", se remémore la magistrate. "Pendant de semaines j'étais incapable de faire quoi que ce soit. J'étais comme un zombie".
"Enjeux supérieurs"
A l'audience, mardi, Eric Dupond-Moretti avait juré qu'après sa nomination, ces affaires d'enquêtes barbouzardes étaient "derrière lui", à "mille lieux" de ses préoccupations. Son unique but, disait-il, "réussir son ministère". Le reste: "je m'en fous". "On s'en fout pas, on s'en fout pas du tout", proteste la magistrate à la barre, citant les propos que tenait le ministre fraîchement nommé à la télévision : "les magistrats ne sont pas au dessus de lois"... "si les errements déontologiques" sont avérés, "je ne peux pas laisser passer ça"...
"Dans ce dossier c'est très simple, le ministre a vengé l'avocat", conclut Ulrika Delaunay-Weiss. Et ce procès, dit-elle aux juges, "il traite d'enjeux qui sont bien supérieurs à ma personne, et que vous êtes chargés aujourd'hui de défendre". Pendant toute l'intervention de la magistrate, et c'est inhabituel, Eric Dupond-Moretti ne bronche pas sur sa chaise. Les trois magistrats du PNF avaient finalement été blanchis de toute faute disciplinaire.
Au début de la journée, l'accusation avait demandé au magistrat Patrice Amar, également visé par l'enquête lancée par le ministre, d'éclairer la cour sur le délit de "prise illégale d'intérêt". "Puisque vous êtes spécialiste", avait lancé Rémy Heitz au témoin, qui ne s'était pas fait prier. "C'est un délit féroce, il est vite franchi", répond le magistrat, alors qu'Eric Dupond-Moretti fulmine, bras croisés sur sa chaise. "Des élus ont été jugés coupables pour être restés présents à une réunion qui les concernait... c'est très, très, très sévère", poursuit Patrice Amar.
"C'est rassurant", grommelle le ministre derrière lui. "C'est la jurisprudence je suis désolé", répond le témoin sans se retourner. "Insupportable", bouillonne encore le garde des Sceaux. "C'est une obligation d'abstention", décrit imperturbable Patrice Amar. "Vous devez vous déporter, c'est prévu par la loi".