A l'occasion de la sortie de Cinquante de nuances de Grey, mercredi, Nicolas Rouyer, journaliste chargé de de la rubrique sports à Europe1.fr, s'est prêté à l'exercice, inhabituel pour lui, de la critique cinématographique. Voici ce qu'il en a pensé :
Un best-seller (que dis-je, un phénomène de société planétaire !) écrit par une femme, un scénario adapté par une femme, un film réalisé par une femme et des séances réservées aux femmes dans toute la France : Cinquante nuances de Grey, qui sort mercredi sur les écrans et qui raconte l'histoire d'amour vache entre une ingénue et un milliardaire, fonctionnerait-il en circuit féminin fermé ? Pour tenter de percer l'affaire, nous - enfin, moi, homme de mon état - suis allé voir le film "dont la bande-annonce a été la plus visionnée sur Youtube en 2014".
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Un conte de fées. D'un côté une jeune étudiante candide, de l'autre, un chef d'entreprise sûr de son pouvoir. Ces deux-là n'évoluent pas dans le même monde et n'auraient jamais dû se rencontrer. Les premiers plans ne laissent pas de place au doute : nous avons ici affaire à un conte de fées… pour filles.
Cinquantes nuances de Grey est dans les salles :
Pourquoi pour filles ? D'abord parce que le récit se place du point de vue de l'héroïne, comme le faisait le roman, et que l'identification se fait plus facilement avec une étudiante sans le sou qu'avec un patron collectionneur de cravates et de produits Apple. Ensuite, parce que Christian Grey a tous les attributs du mâle dominant (c'est le cas de le dire) : beau, riche, puissant, capable de vous balader en voiture (Audi de préférence), hélicoptère ou avion, et même de jouer du piano (à chaque fois après l'amour) sans passer pour une pipe. Enfin, parce que la fille a le beau rôle : c'est elle qui va mûrir, grandir, éclore et qui va toucher le cœur de l'homme (à défaut de pouvoir toucher autre chose). Parce que oui, le héros, joué par le lisse Jamie Dornan (dans tous les sens du terme), a eu une enfance difficile. Plus qu'un homme à femmes, c'est un homme à failles. Alors, forcément, on lui pardonne tout, même les claques sur les fesses.
Un conte initiatique. Si, à bien des égards, le film rappelle Pretty woman par son côté histoire d'amour impossible, il renvoie également à des films comme L'amant par sa nature conte initiatique. Ah oui, parce qu'on ne vous l'a pas dit, l'héroïne est vierge. Elle aurait pu être jolie, candide, un peu gauche, mais pas vierge. Mais non, elle est vierge. Pour quelqu'un qui n'a pas lu le roman - c'est mon cas, pour le respect du matériau d'origine, vous pourrez aller lire ça ailleurs -, la première demi-heure arrache d'ailleurs quelques sourires. Comme quand Anastasia Steele porte à sa bouche un crayon de papier siglé "Grey" ou qu'elle ne cesse de se mordiller les lèvres. On se dit que les auteurs ne sont pas très sérieux. Et que c'est tant mieux.
Quand Christian Grey fait ses courses :
Le souci est qu'ils abandonnent ce ton badin en cours de route, à l'approche du moment T (ou X si vous voulez), quand les deux tourtereaux vont passer à l'acte. Alors qu'est-ce qu'on voit ? Rien que du traditionnel pour la mise en image, avec du clair-obscur, des reflets dans une glace au plafond, des gros plans sur les lèvres (du visage) ou des mains. Je ne vous fais pas de spoiler si je vous dis qu'ils remettront ça à plusieurs reprises, avec un glaçon, des cordes, etc. (Et peut-être même aussi dans deux suites, mais chut !). Fille de Melanie Griffith et Don Johnson - quelle ascendance quand même ! - Dakota Johnson, 25 ans, promène son joli minois (j'ai dit minois) et son corps dénudé avec une belle assurance. C'est elle ici la star et la réalisatrice s'attarde davantage sur le plaisir ressenti par son personnage - et, par identification, (peut-être) sur celui des spectatrices -, à grand renfort de caresses en tous genres - mains, langue, plumeau… - que sur celui de son amant, adepte du BDSM (pour bondage, punitions, sadisme et masochisme). De là à dire qu'il ne s'agit ici que de fantasmes féminins…
Le conte (de fesses) est-il bon ? Le problème de Cinquante nuances de Grey est qu'il a le cul entre deux chaises. On sent bien ce qu'a voulu faire la réalisatrice, à travers ses plans léchés (oui, oui !) et le soin apporté aux décors : une sorte de Shame (de Steve McQueen) grand public. Souci : on pense davantage à un épisode d'"Hollywood Night", ces téléfilms à suspense bourrés de clichés et vaguement sexuels que TF1 diffusait le samedi soir dans les "nineties". Les scènes érotiques (quand même bien osées pour un film seulement interdit aux moins de 12 ans, il y en a qui risquent d'être un peu secoués…) ne suscitent guère le trouble ou l'excitation d'un (homme) adulte. En outre, la caractérisation des personnages est trop peu soignée pour que l'on s'intéresse au devenir de la relation entre les deux héros, relation suspendue à la signature d'un contrat (dont on comprend bien la portée symbolique (mariage, tout ça) mais quand même). La relation sadomasochiste - qui aurait pu être intéressante à creuser, comme l'avait fait avec brio le film La Secrétaire, en 2002 - passe au second plan derrière les sentiments. Pourquoi pas. Mais faire une bluette quand on promet du "grey"…