Quand on lui demande s'il est spécialiste du football, Eric Gaillard a cette réponse pour le moins inattendue : "Pas du tout! Et encore moins de football." Pourtant, ce photographe professionnel, envoyé au Brésil par l'agence Reuters pour couvrir le Mondial, est loin d'être un débutant. En 35 ans, entre des guerres et des festivals de Cannes, il a couvert 21 Tours de France, une douzaine de Jeux olympiques et il rentre à peine… de son troisième Mondial. Quand il a commencé à couvrir le basket ou le rugby, ce "spécialiste malgré lui" arrivait sur le terrain "sans connaître les gens ni même les règles !" C'était un peu au feeling. "Il fallait juste savoir shooter au bon moment", confie-t-il. Shooter au bon moment, c'est justement ce qu'il s'est efforcé de faire durant ce Mondial. Europe 1.fr lui a demandé ce qui faisait "la bonne photo".
Quel genre de matériel utilisez-vous sur un Mondial ?
Le joueur chilien Alexis Sanchez se réjouit d'avoir marqué contre le Brésil pendant la Coupe du Monde, le 28 juin 2014.
"On ne change pas d'appareil pour couvrir un Mondial. On a surtout besoin de boîtiers performants, notamment au niveau de la rapidité du moteur. C'est là où tout se joue. Ce sont des boîtiers très chers, mais dont le photographe amateur n'aura en aucun cas besoin. Pour couvrir un Mondial, on a surtout de longues focales parce que les actions se déroulent loin de nous. Donc on a de gros téléobjectifs. Ça aussi ça coûte très cher."
Comment vous placez-vous ?
Un couple de supporters colombiens s'embrassent avant le coup d'envoi du match Colombie - Japon.
"Sur le Mondial, rien n'est laissé au hasard. La FIFA borde absolument tout. Pour Reuters, on était beaucoup à être envoyés, mais on travaille par équipe. Pour les matchs "normaux", c'est-à-dire avant la finale, on travaillait à cinq : quatre photographes autour du terrain et une personne en tribune. On est installés de façon à ce que les quatre angles du terrain soient couverts. Aucun photographe n'a le droit de se placer au niveau de la touche, où se trouvent les entraîneurs. Là c'est une zone rouge, fermée à toute personne. Quelque soit le terrain, on a toujours la même place, du début à la fin du Mondial. On a aussi deux boîtiers télécommandés, qui sont déclenchés par l'un de nous de chaque côté de terrain. Ces boîtiers sont placés derrière les buts, derrière les filets, et on déclenche les photos à l'aide d'une pédale."
A quel moment on "déclenche" justement ?
Le Chilien Gary Medel applaudit alors qu'il quitte le terrain après s'être blessé.
"C'est très difficile à dire. C'est un peu au feeling. En général on pressent comment va se dérouler l'action. Par exemple, quand on voit deux joueurs qui s'apprêtent à sauter en l'air, on imagine ce qui va se produire. Mais il faut être très concentré pour arriver à "shooter" au moment précis où la balle tape les têtes. Ce n'est pas avant ou après. On peut déclencher en rafale parce qu'on ne sait pas comment va se terminer l'action. L'action intéressante peut très bien avoir lieu après, si par exemple le joueur retombe la tête à l'envers. Dans ce cas, il vaut mieux être prudent et envoyer une rafale. Nos boîtiers sont réglés pour ça."
Quand on rentre d'un Mondial, on ramène combien de photos ?
Le joueur chilien Jorge Valdivia célèbre son but contre l'Australie avec ses coéquipiers.
"Moi j'ai suivi cinq matchs. Je ne sais pas encore combien seront ou ont été sélectionnées, mais ça doit représenter 2.000 déclenchements par match et par photographe. Une dizaine de milliers déclenchements au total donc."
A quel moment se dit-on : c'est la bonne photo ?
"On peut le sentir au moment où l'on appuie. On voit quelque chose dans le viseur et on sait déjà si ça peut faire une belle photo. Mais la bonne photo, ça peut être mille choses : une expression, une action, une action inhabituelle (j'ai déjà pris l'exemple du gars qui saute en l'air et qui se retrouve la tête en bas), ça peut être aussi un pied à la hauteur d'un visage, ou encore quand il fait très chaud, un ballon qui tape sur un visage et la sueur qui gicle. Pour moi une bonne photo c'est une photo qui est belle et qui informe. On n'a pas facilement les deux critères. La composition est très importante aussi évidemment.
Et puis, je crois qu'on peut aussi se dire que c'est une bonne photo quand on n'a pas entendu le voisin déclencher."
Sur ce Mondial, de quelle photo êtes-vous le plus fier ?
"Honnêtement je ne pourrais pas répondre... Je ne peux pas dire que j'ai fait une photo extraordinaire sur ce Mondial. Mais ce n'est pas grave ! Et je vous avouerais que les photographes sont souvent insatisfaits, donc avant de dire qu'on est fier… !"
Est-ce qu'il reste, malgré l'avancée du numérique, quelque chose de personnel ?
Le gardien sud-coréen encaisse un but.
"Avec toutes les nouvelles technologies, aujourd'hui on a nivelé le métier par le bas. Aujourd'hui, les boîtiers sont presque autonomes. Le photographe n'a même plus besoin de faire la mise au point ! Il y a donc effectivement peu de place pour inscrire sa propre patte. Cela dit, et heureusement, je pense malgré tout que le bon photographe, qui a encore l'instinct, fera la différence. J'en suis persuadé. Parce qu'il y a un regard, une méthode et une réflexion que la technologie ne remplace pas. La technologie ne fait pas tout."
Quels sont vos rapports avec les joueurs ?
"Très sincèrement, aucun. Sur ce Mondial, je suivais des équipes que je ne connaissais absolument pas. On est quand même trop loin, et très nombreux. Et puis au-delà de ça, aujourd'hui les joueurs ont tellement de pression, il y a tellement d'enjeux, qu'il n'y a pas de place pour des rapports plus humains.
Ce changement de relations se sent dans de très nombreux sports. Moi, je le constate notamment dans le milieu du tennis. A l'époque de Yannick Noah, les sportifs prenaient le temps de plaisanter sur le terrain. Aujourd'hui ils sont devenus des machines à renvoyer la balle. C'est devenu hyper-sérieux, les actions sont très répétitives... Le métier de photographe a totalement changé."