Évoquer la vie d'Anna Anderson, c'est raconter une histoire en deux épisodes. Le premier se déroule à l'été 1918 à Ekaterinbourg, à 1500 kilomètres à l'est de Moscou. A la mi-juillet, cela fait plusieurs semaines que la villa Ipatiev accueille le tsar déchu Nicolas II, la tsarine Alexandra et leurs cinq enfants. Et parmi eux, Anastasia Romanov, la plus jeune des quatre filles du couple âgée alors de 17 ans. La demeure est une prison de moins en moins dorée pour la famille impériale, emportée en 1917 par la Révolution russe.
Les Romanov y vivent cloîtrés avec leurs derniers serviteurs, coupés du monde par la Tcheka, la police politique du régime bolchevique. A l'été 1918, alors que la guerre civile fait rage entre le pouvoir rouge et les armées blanches, celles des Russes restés fidèles au tsar, on décide d'en finir avec les Romanov.
La naissance de "Mademoiselle Inconnue"
Dans la nuit du 16 au 17 juillet, le tsar et sa famille sont réveillés, et traînés à la cave avec leurs derniers serviteurs. Un commando les abat à coups de fusil, avant d'achever les mourants d'une balle dans la tête ou à coups de baïonnette. Les corps sont ensuite transportés à une vingtaine de kilomètres de là, brûlés à l'acide et à l'essence, puis enterrés dans les bois.
Le second épisode commence 18 mois plus tard à Berlin, le 27 février 1920, avec le sauvetage miraculeux d'une jeune femme qui vient de sauter dans le canal. A l'hôpital, impossible de déterminer son identité. Prostrée, la jeune femme n'a aucun papier. Pour le personnel et pour les médecins de l'hôpital psychiatrique de Dalldorf, où elle va passer deux ans, elle devient 'Fraülein unbekannt", "Mademoiselle Inconnue".
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Mais, s'il est impossible de l'identifier, son cas commence à faire parler. Les quelques mots allemands qu'elle finit par prononcer ont comme une teinte d'accent russe. Et, plus étrange encore, son corps et sa tête portent les cicatrices de vieilles et vilaines blessures. Une rumeur se répand alors comme une traînée de poudre dans le milieu des Russes blancs, puis dans la presse. L'inconnue du Dalldorf serait Anastasia Romanov !
Plusieurs figures de l'Ancien Régime impérial se déplacent pour rencontrer "Fraülein unbekannt", sans que rien de concluant n'en sorte. Certains croient la reconnaître. D'autres, comme le prince Youssoupov (resté célèbre pour avoir assassiné Raspoutine), non. Après avoir rencontré la jeune femme, ce proche des Romanov écrit à un ami : "J'affirme qu'elle n'est pas Anastasia, mais une aventurière, une hystérique malade et une actrice terrifiante. Je ne comprends pas comment qui que ce soit pourrait en douter."
L'hypothèse Anna Tchaïkovski
Youssoupov n'a pas fini de tomber des nues, parce que l'histoire prend de l'ampleur. Désormais rétablie, la jeune femme assure qu'elle est bien la dernière des Romanov, abattue pourtant 18 mois plus tôt. Ses défenseurs construisent une version rocambolesque pour expliquer sa survie : les diamants cousus dans son corset auraient stoppé les balles des tueurs. Pris de pitié, un des gardes de la villa Ipatiev, l'aurait ensuite exfiltrée discrètement vers l'Allemagne, avant de l'épouser en lui donnant une nouvelle identité : Anna Tchaïkovski.
La presse s'en mêle, le public s'enflamme, et les versions se multiplient jusqu'à ce que plus personne n'y comprenne rien. En 1927, un enquêteur privé, Martin Khnopff, rend pourtant des conclusions convaincantes. D'après lui, Anna Tchaïkovski n'est pas Anastasia Romanov, mais Franziska Schanzkowska, une ouvrière polonaise blessée par l'explosion d'une grenade dans son usine d'armement. Traumatisée au point d'être déclarée démente, Franziska a disparu d'un asile de Berlin en 1920, avant de réapparaître en affirmant être Anastasia.
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Pour beaucoup, la cause est entendue. Et, en octobre 1928, 12 des parents les plus proches du tsar qualifient toute l'affaire de conte de fées, ajoutant que "le souvenir de nos êtres chers serait terni si nous permettions que cette histoire fantasque soit prise au sérieux". Mais les partisans d'Anna Tchaïkovski ne s'avouent pas battus et se lancent dans un interminable cycle de procès qui ne mèneront jamais à rien. Et pour une bonne et simple raison : s'il n’est pas possible de prouver qu'Anna est Anastasia, il n'est pas non plus possible de prouver l'inverse.
Le plus cruel dans cette histoire tient sans doute au fait qu'Anna Tchaïkovski semble plus ballottée qu'autre chose entre ses opposants et ses partisans. Bien sûr, ses affirmations lui ouvrent l'accès aux cercles mondains, où l'on adore jaser sur son destin de tsarine déchue. De Berlin aux Etats-Unis, on se presse pour la voir. Une princesse martyre, qui n'en voudrait pas à sa table ?
La vie américaine Anna Anderson et l'émergence de la vérité
Mais les mondanités ne changent rien à son état mental. Anna Anderson, du nom qu'elle a adopté pour tromper un temps les médias, ne va pas bien et les crises se multiplient tout au long de sa vie. Comme en 1930, lorsqu'elle tue son perroquet familier avant de courir nue sur son toit, puis de se réfugier dans une pièce que les pompiers doivent attaquer à coups de hache, avant de l'emmener à l'hôpital contre son gré.
Les internements épisodiques se multiplient jusqu'en 1968 : à 70 ans, Anna Anderson se rend alors aux Etats-Unis où elle épouse un professeur d'histoire de vingt ans son cadet, John Manahan. Le couple, relativement aisé, s'installe en Virginie. Il vit pourtant dans des conditions improbables, au milieu des ordures qui s'accumulent dans leur jardin.
En 1983, un tribunal ordonne l'internement d'Anna Anderson, alors âgée de 86 ans. Ce qui provoque un dernier épisode rocambolesque : son époux l'enlève de l'hôpital et le couple se lance dans une cavale de trois jours qui déclenche une alerte policière dans 13 États différents. Finalement retrouvée, Anna meurt quelques mois plus tard d'une pneumonie. Le fin mot de l'histoire, lui, ne sera découvert que bien plus tard.
En 1991, l'Académie russe des sciences procède à des fouilles dans la forêt de Koptiaki, là où avait été enfouie la famille impériale. On y retrouve sept corps dont l'âge et les blessures correspondent à ceux des Romanov. Ce que confirmeront des analyses génétiques. Trois ans plus tard, on compare l'ADN d'Anna Anderson avec celui du prince Philip, l'époux de la reine Elizabeth II, apparenté aux Romanov par sa grand-mère.
Le résultat est sans appel : Anna Anderson n'était pas une Romanov. Un autre test, qui compare cette fois son ADN à celui d'un descendant de Franziska Schanzkowska, l'ouvrière blessée en 1920 en manipulant une grenade, est en revanche positif. Anna Anderson n'était pas une princesse miraculée, mais bien une ouvrière traumatisée à jamais par un accident, et prise dans un engrenage dont elle n'a jamais réussi à s'échapper. Martin Khnopff, le détective qui l'avait identifié dès 1927, avait raison depuis le début. Tant pis pour les studios américains, et tant pis pour les belles légendes aussi.