>> Créateur sans compromis, le peintre Pierre Soulages, est décédé mercredi à l'âge de 102 ans, a annoncé son entourage. En mai 2021 dans "Historiquement vôtre", Stéphane Bern retraçait le fil de sa vie. Celle d'un "artiste-né", qui a connu le succès dès les années 1950. Plongez dans la vie de celui qui a réussi à faire jaillir la lumière du noir pur.
L'histoire commence dans les années 1920. Pierre Soulages n'a pas encore 10 ans. Attablé dans le salon de la maison familiale à Rodez dans l'Aveyron, il trace à l'encre noire des traits sur une feuille de papier blanc. Quelqu'un lui demande : "Que dessines-tu ?" Et il répond : "De la neige". L'enfant a déjà découvert le pouvoir du noir : faire naître de la lumière. À plus de 100 ans et après une carrière extraordinaire, Pierre Soulages a contribué à donner au noir ses lettres de noblesse. Mais lorsqu'il naît en 1919, dans la préfecture de l'Aveyron, le noir est encore largement associé au deuil. Il n'empêche : quand on lui offre des couleurs enfant, le petit Pierre Soulages préfère tremper son pinceau dans l'encrier.
Une enfance dans un milieu modeste
Sa vocation artistique se révèle très jeune. Pierre Soulages est un artiste-né, poussé par un désir et même un besoin de créer qu'il ne s'explique pas. Il grandit dans un milieu modeste. Son père est artisan, il décède jeune, et sa mère est commerçante. C'est elle qui le pousse à suivre sa vocation. L'art, c'est la seule chose qui mérite qu'on lui consacre sa vie, réalise-t-il bientôt.
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Au lycée, Pierre Soulages découvre l'art roman et se passionne pour les peintures préhistoriques. À 16 ans, il découvre les dessins de bison qui recouvrent les murs de la grotte d'Altamira, en Espagne. C'est une révélation. Les hommes peignent depuis toujours et cette idée le bouleverse. Surtout, l'art ne débute pas à la Renaissance et ne se résume pas au simple siècle dernier, comme ses professeurs le lui ont appris.
Refus de l'académisme
Bientôt, son refus de l'académisme va se manifester de manière beaucoup plus décisive. Alors qu'il est reçu à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts à Paris, Soulages reprend immédiatement le train, direction Rodez. Ce qu'il a aperçu de l'école en passant les épreuves du Goncourt lui fait horreur. L'enseignement classique l'ennuie profondément. Pour gagner sa vie et ne pas subir la pression du marché de l'art, il pense alors à devenir professeur de dessin et part étudier à Montpellier pour s'y préparer. En pleine guerre, pour échapper au service du travail obligatoire en Allemagne qui guette tous les jeunes Français, il obtient un poste dans un vignoble sous une fausse identité.
Quand Soulages se tourne vers le Salon des surindépendants
Pierre Soulages est un rebelle. Il n'entend pas qu'on lui dicte sa vie. La guerre finie, il décide finalement de se consacrer totalement à la peinture, encouragé par des professeurs qui ont repéré son talent. Il réalise déjà certaines des plus grandes œuvres de sa vie : des peintures sur papier en utilisant le fusain ou le brou de noix, un colorant naturel issu de l'écorce de noix. Ces grandes toiles sombres sont refusées au Salon d'automne. Elles sont trop abstraites, trop originales. Soulages se tourne alors vers le Salon des surindépendants. Francis Picabia, le grand peintre proche du surréalisme, le remarque et lui promet : "À votre âge et avec ce que vous faites, vous n'allez pas tarder à vous faire beaucoup d'ennemis", répétant la réflexion que Camille Pissarro lui avait lui-même adressée. À 27 ans, Soulages est introduit dans le milieu de l'art parisien et ne s'inquiète pas de la réception de son œuvre. "Tous ceux qui parlent derrière moi ne parlent qu'à mon cul", dit-il malicieusement.
Un succès mondial
Rapidement, Pierre Soulages connaît le succès. Il est exposé dans des galeries à Paris, participe à des expositions en Allemagne, à Londres, en Australie et surtout à New York, capitale de la modernité. Dès 1949, un musée, celui de Grenoble, acquiert l'une de ces peintures. L'artiste n'a que 30 ans et il est déjà mondialement reconnu. Sur son propre travail, le peintre reste toutefois critique. Des tas de tableaux s'amassent dans son atelier. Face au mur, ils attendent. Pierre Soulages les regarde de temps à autre, hésitant à les garder, brûlant ceux qui ne lui plaisent plus.
Découverte du noir lumière, ou "outre-noir"
Déjà, le noir est omniprésent sur les toiles. Mais Pierre Soulages l'utilise comme un contraste qui révèle des rouges, des bruns, des bleus. Et puis, un jour de 1979, comme par accident, le peintre a une révélation. "Un jour, je peignais. Le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contraste, sans transparence. Les différences de textures réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. Mon instrument n'était plus le noir, mais cette lumière secrète venue du noir."
Pierre Soulages vient de découvrir le "noir lumière" qu'il nomme lui-même "l'outre-noir". C'est un changement radical. Désormais, ses peintures seront monopigmentaires, mais paradoxalement pas monochromes. Seul, le noir n'est plus noir. Il révèle tant de choses pour les effets de la lumière. Soulages travaille la texture, l'opacité, le mat, la brillance. C'est la lumière qui devient sa matière, son outil. Cette lumière vient du tableau et va vers le spectateur. S'il bouge ou que la lumière bouge, l'œuvre en est transformée. Elle évolue en quelque sorte. Pour Soulages, c'est une nouvelle rupture avec la peinture classique, qui impose un point de vue au regardeur.
Ouverture du musée Soulages à Rodez
Entre 1987 et 1994, l'artiste réalise une centaine de vitraux pour l'abbatiale de Conques, dans sa région natale. Pour ce projet, il invente un verre spécifique, très texturé, développé dans un centre de recherche de Marseille. Certains craignaient que Soulages fasse des vitraux noirs, il en conçoit des blancs. Encore une fois, son travail est celui de la lumière. En 2014 ouvre le musée Soulages à Rodez, auquel le peintre donne 500 œuvres et documents.
L'ensemble montre l'évolution de l'artiste, qui a d'abord composé avec le noir avant de l'épouser totalement pour faire d'une couleur dont on disait qu'elle ne laisse pas passer la lumière, une couleur qui la fait naître. Mais au fait, pourquoi le noir ? Pierre Soulages a sa réponse : "C'est la couleur la plus riche possible, la plus intense. Celle aussi qui nous rapporte à nos origines. Le noir absolu, celui du ventre de la mère, mais aussi celui des grottes. Là où l'art a vu le jour".