Jordan Peele est-il le nouvel Alfred Hitchcock ? La question agite Hollywood depuis qu’un critique a osé comparer le réalisateur de Get Out, succès surprise de 2017, avec l’immense cinéaste britannique. Objet de la comparaison : Us, le nouveau film de Jordan Peele qui sort mercredi en salles et qui arrive auréolé du plébiscite de la presse américaine. En deux films, le cinéaste afro-américain s’est fait nom. Pas mal pour celui qui n’était encore il y a peu qu’un comique de télévision.
Us, déjà annoncé comme un sommet
Us ("Nous" en anglais mais aussi "United States", États-Unis) raconte l’histoire d’un couple afro-américain (Lupita Nyong’o et Winston Duke, tous deux vus dans Black Panther) qui passe ses vacances avec ses deux enfants sur la côte californienne. Tout se passe bien jusqu’à ce que la famille soit violemment prise au piège par… leurs doubles. Film d’horreur doublé d’une satire sociale sur la violence implicite de l’Amérique "postraciale" - ce qui était déjà la recette de Get Out -, Us devrait connaître un joli succès.
D’autant que la critique américaine est pour le moins enthousiaste, notamment à l’égard de Jordan Peele, réalisateur et scénariste du film. Les comparaisons avec les plus grands pleuvent : Steven Spielberg, David Cronenberg, Michael Haneke et même Alfred Hitchcock. "Nous assistons à la naissance de notre Hitchcock des temps modernes. Dans 20 ans, nous nous demanderons quel est notre Peele préféré et nous aurons dix réponses différentes", s’enthousiasme ainsi Awards Circuit, média en ligne influent à Hollywood.
Depuis, le gimmick est repris partout : Jordan Peele serait le "nouveau Hitchcock". Un surnom attribué à tour de bras et bien souvent galvaudé depuis la mort du maître du suspense. Mais coller cette étiquette encombrante à Jordan Peele ne semble pas si incongru. Le réalisateur lui-même revendique la filiation dans Us. "Je suis fan d’Hitchcock. Il a tourné Vertigo et Les Oiseaux dans la baie de San Francisco. Il n’y a pas tant de films d’horreur qui se passent dans ce décor. Je voulais raconter l’histoire d’une famille noire dans ce coin-là", a expliqué Jordan Peele dans une interview à E! Online.
Moitié discrète d'un duo comique
Jordan Peele comparé aux plus grands : personne n’aurait misé un dollar dessus à Hollywood il y a encore trois ans. En 2016, le natif de New-York n’est encore qu’un comique parmi tant d’autres à la télévision américaine. Avec son ami Keegan-Michael Key, il s’est fait un nom avec un format court, Key & Peele, diffusé sur la chaîne câblée Comedy Central. Diffusée de 2012 à 2015, l’émission, enchaînement de sketches de quelques minutes, connaît un petit succès d’estime, notamment grâce à la diffusion d’extraits sur YouTube qui culminent à plusieurs millions de vues.
Des sketches absurdes mais politiques. Accents, perruques, déguisements, mimiques improbables : les deux acolytes ne s’économisent pas dans ces sketches tantôt parodiques, tantôt sarcastiques. Rapidement, le duo met l’accent sur des histoires à double sens : derrière les multiples couches d’humour, ils abordent les questions sociétales et politiques. Tour à tour, Key et Peele tournent en dérision les racistes, la violence des gangs, le culte américain de la virilité, l’homophobie ambiante et surtout, l’intégration toute relative de la communauté afro-américaine.
Barrière de la langue oblige, les sketches de Key & Peele n’ont pas vraiment eu de résonance en France. Et leur seul véritable coup d’éclat dans le monde a uniquement mis en lumière Keegan-Michael Key. Dans son émission, le duo avait mis en place un sketch récurrent mettant en scène Barack Obama (Peele) s’adressant aux Américains avec l’aide de son "traducteur de colère" (Key). Au point d’attirer l’attention du président lui-même : en 2015, pour son dernier dîner des correspondants à la Maison-Blanche, Barack Obama avait fait appel à Keegan-Michael Key pour traduire son discours sans langue de bois. Mais Jordan Peele était resté derrière le rideau…
Au cinéma aussi, Jordan Peele reste dans l’ombre de son compère et se contente de seconds rôles comiques ici et là. En 2016, il écrit et produit (mais sans réaliser) Keanu, une comédie un peu bas de plafond qu’il porte à l’écran avec son acolyte. Le véhicule parfait pour percer au cinéma… sauf que le film est un échec au box-office (il n’est même pas sorti en salles en France).
Symbole du renouveau du cinéma politique afro-américain
Forcément, quand, la même année, Jordan Peele annonce qu’il va réaliser son premier film, Get Out, tout le monde pense à une comédie. D’autant que l’histoire s’y prête : Chris, un jeune photographe afro-américain, s’apprête à rencontrer les parents de Rose, sa copine blanche, alors qu’ils ne sont pas au courant qu’il est noir. Jordan Peele a d’ailleurs dit avoir été inspiré par un sketch d’Eddie Murphy sur ce sujet. Mais le réalisateur néophyte prend tout le monde à contre-pied : Get Out est un film d’horreur, produit par Jason Blum, le roi du frisson à petit budget (les séries de films Paranormal activity, American nightmare, Insidious, Sinister, etc.).
Un Oscar pour son premier film. Porté par des critiques déjà unanimement élogieuses, Get Out dynamite le box-office et récolte 255 millions de dollars dans le monde (225 millions d'euros), pour un budget de… 4,5 millions (4 millions d'euros). Malgré une sortie précoce (en février), le premier film du cinéaste réussit à se frayer un chemin jusqu’aux Oscars et repart avec la statuette du meilleur scénario original. La consécration pour Jordan Peele, qui a désormais Hollywood à ses pieds.
Avec Us, il a choisi de réitérer son association avec Jason Blum et de rester dans la veine de Get Out, subtil mélange d’angoisse montante et de réflexions sociales renvoyant l’Amérique à ses démons.
À ce doublé horrifique, il faut ajouter un rôle de producteur sur BlacKkKlansman, le brûlot de Spike Lee récompensé à Cannes et aux Oscars. Une trajectoire qui fait de Jordan Peele le cinéaste afro-américain le plus en vue depuis… Spike Lee. Résolument politique dans ses choix et sa mise en scène, le cinéaste de 40 ans est l’un des visages du (lent) renouveau multiculturel d’Hollywood.
Un remake de La Quatrième Dimension dans les cartons. Mais Jordan Peele est-il vraiment le nouvel Alfred Hitchcock ? Les deux cinéastes partagent à l'évidence certaines obsessions, mais aussi cette volonté de faire poindre le malaise derrière l’apparent confort de la société américaine, en utilisant le frisson comme moyen d’expression. Mais il est évidemment un peu tôt pour établir un parallèle entre l'un des nouveaux hommes forts d'Hollywood et le "maître du suspense". Même si… Après Us, Jordan Peele prépare le remake de La Quatrième Dimension, série de science-fiction lancée en 1959 par CBS pour concurrencer… Alfred Hitchcock présente, l’anthologie horrifique du Britannique.