Cela aurait pu n'être qu'une série de plus sur les années lycées, ses galères et ses initiations. Euphoria, dernière création de la chaîne américaine HBO, proposée en France par la plateforme OCS, est pourtant bien plus que cela. Sur la forme d'abord, puisqu'elle se dote d'un jeune réalisateur à la touche toute personnelle et parvient rapidement à créer une atmosphère et une esthétique originales. Sur le fond ensuite, en allant bien au-delà de la simple identification pour s'adresser à une génération plus âgée que ses personnages.
Une série sur l'adolescence...
Le pitch est simple et promet la dose de trash raisonnable pour une production HBO : à 17 ans, Rue Bennett s'apprête à faire sa rentrée, après un été dans un centre de désintoxication. Quelques mois coupée du monde et des tentations qui ne la dissuadent pourtant absolument pas de remettre la main et la langue sur des substances illégales. Elle rencontre Jules Vaughn, jeune femme transsexuelle, et se lie rapidement d'amitié avec elle. Pendant qu'autour de ce duo évoluent à peu près tous les stéréotypes de la comédie lycée, du quaterback beau comme un Dieu à la bombasse populaire en passant par la fille mal dans sa peau et l'intello timide.
" On est en 2019. Et à moins d'être amish, la nudité est la devise de l'amour. "
Le ton sera donné dès le premier épisode, sur les dix que compte cette première saison. Il y aura de la drogue, du sexe, des paillettes et de la démesure, bref, de l'adolescence. Evidemment, le processus d'identification peut jouer à plein. On fera d'ailleurs confiance aux plus jeunes pour passer outre l'interdiction aux moins de 16 ans, à la fois tout à fait justifiée (c'est cru et violent) et excellent argument marketing.
...qui s'adresse aux adultes
Mais là où Euphoria se fait intéressante, c'est dans la façon qu'elle a de se tourner vers les plus âgés. Ceux qui sont bien prompts à juger la génération suivante et ses addictions aux smartphones, les jeunes et leurs comportements délétères. C'est le personnage de Rue, qui parle également en voix-off, qui se charge d'interpeller ces moralisateurs dans le premier épisode : "Je vais vous dire ce qui me fait le plus chier au monde. Dès qu'une photo de quelqu'un à poil se retrouve sur Internet, il y a toujours quelqu'un pour dire : 'tu n'avais qu'à pas faire ces photos'. Je sais que la génération de nos parents s'en remettait aux fleurs et à la permission des parents, mais on est en 2019. Et à moins d'être amish, la nudité est la devise de l'amour."
Finalement, ce que montre le réalisateur de la série, Sam Levinson, c'est que les adolescents ne font que s'adapter et tenter de survivre à une époque et une société qu'ils n'ont pas choisies. Epoque et société crues, violentes et profondément misogynes, encombrant legs de leurs aînés. Entre une mère alcoolique, un père toxico et un autre violent et sexuellement perturbé, les adultes n'ont d'ailleurs, à quelques exceptions près, pas du tout le beau rôle dans Euphoria.
Quand les enfants seront grands
Cette tension entre les deux cibles potentielles de la série, les ados et leurs parents, se poursuit jusqu'au casting. Le nom de la vedette d'Euphoria, l'actrice Zendaya, ne dira probablement rien aux adultes. Les plus jeunes reconnaîtront la star Disney des séries Shake it Up et Agent K.C. Comme Vanessa Hudgens ou Selena Gomez avant elle, Zendaya effectue-là sa mue, passant de l'univers de la franchise pour enfants à une production trash (Hudgens et Gomez avaient choisi le Spring Breakers d'Harmony Korine pour faire de même). On y verra l'émancipation d'une star, bien sûr, mais aussi un nouveau signal envoyé aux parents : oui, vos enfants, comme leurs idoles, quittent le monde cotonneux forgé par Disney, grandissent et perdent leur innocence. Et non, ils ne s'abîment pas pour autant.
Sam Levinson aime ses personnages, en grande majorité féminins. Euphoria illustre les innombrables obstacles qui s'opposent à ces filles pour se construire hors des désirs masculins, apprendre à s'aimer et à disposer de son corps comme elles l'entendent. Il y a là une claire continuité dans l'oeuvre du réalisateur, à qui l'on doit le film Assassination Nation (2018), qui déjà montrait comment les femmes peuvent s'armer (au sens littéral du terme dans le long métrage) pour survivre à une société suintant la virilité toxique. S'il sombre parfois dans le maniérisme, le fils de Barry Levinson a au moins le mérite d'imprimer sa patte sur une série, à l'heure où certaines ne s'embarrassent d'aucune ambition esthétique.
Produite par le rappeur canadien Drake, Euphoria s'écoute quasiment autant qu'elle se regarde. Sa bande-originale ciselée, elle aussi, réunira toutes les générations. Déclaration d'amour au hip-hop, elle laisse une large place au rap et à l'électro. Jusqu'à ce qu'au détour d'une scène viennent résonner les accords bien connus d'un standard soul de 1968 ("Fly me to the moon", version Bobby Womack) ou d'un classique de la variété américaine ("Can't get used to losing you", d'Andy Williams). Le mélange est savoureux, le message passe une nouvelle fois : il serait bien dommage de ranger Euphoria uniquement dans la catégorie des séries pour ados.