Histoire - Comment la dissolution est tombée en désuétude pendant près de 80 ans

La crise du 16 mai 1877 : la lecture des dernieres nouvelles sur le boulevard des Italiens a Paris. Gravure du Monde Illustré n°1050 du 26 mai 1877.
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Nathan Laporte
Introduit en France en 1802, le droit de dissolution a été très inégalement employé selon les régimes. Malgré sa longévité, la IIIe République se distingue par une unique dissolution en 1877. Un pari raté qui a durablement marqué les institutions politiques françaises. Retour sur un événement historique méconnu dans le podcast Au Cœur de l’Histoire .  
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C’est une procédure que les moins de vingt ans ne pouvaient pas connaître. La dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin 2024 a remis en pleine lumière une prérogative du président de la République, utilisée pour la dernière fois en 1997. Avec six dissolutions au compteur, la Ve République a pourtant déjà largement usé du mécanisme en comparaison avec les régimes précédents. La IIIe et la IVe n’en ont fait usage qu’une seule fois chacune, en 1877 et en 1955, soit plus de 78 ans de disette !

Une IIIe République divisée entre monarchistes et républicains

Une retenue qui n’est pas due au hasard, mais à un profond remous de l’histoire politique française : la crise du 16 mai 1877. À cette période, la IIIe République prend difficilement forme sur les cendres du Second Empire. Profondément divisée entre monarchistes et républicains, elle ne dispose pas de Constitution à proprement parler, mais de trois modestes lois constitutionnelles. Ces lois de 1875 jettent les bases d’un régime pouvant fonctionner aussi bien dans une République que dans une monarchie modérée. Le président de la République, élu par la chambre des députés et le Sénat réunis en Assemblée nationale, dispose de pouvoirs importants. La majorité royaliste désigne dès 1873 un des leurs, le maréchal de Mac-Mahon, dans l’attente d’une restauration de la monarchie. Mais rien ne va se passer comme prévu.

Le spectre du bonapartisme

Le 16 mai 1877, le président Mac-Mahon adresse une lettre à son président du Conseil, l’équivalent du premier ministre actuel, pour signifier sa désapprobation vis-à-vis de sa politique. Ce dernier, républicain modéré, démissionne. Il est remplacé par de Broglie, un monarchiste. La Chambre des députés acquise aux républicains proteste face à ce passage en force de Mac-Mahon. "Il y a la mémoire de l’histoire politique de la France. Le risque de personnalisation d'un pouvoir républicain fait très peur" rappelle Éric Anceau, historien spécialiste du XIXème siècle invité d’Au Cœur de l’Histoire. En particulier, les républicains ont en tête la chute de la Deuxième République. "Louis Napoléon Bonaparte, premier Président de la République de l'histoire de France en 1848, a fait un coup d'État pour se maintenir au pouvoir et transformer le régime, qui va devenir le Second Empire". Devant la fronde des députés, Mac-Mahon prononce la dissolution de la chambre basse.

 

 

Le renoncement à la dissolution

Seulement, les élections confirment la majorité républicaine. Devant cette situation inextricable, Mac-Mahon se soumet, et finit même par démissionner en 1879. Le président de la République qui lui succède, Jules Grévy, prend alors une décision fondamentale pour la suite de la IIIe République. Tout juste élu, il déclare qu’il n’entrera "jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels". Ce qui revient à abandonner la prérogative du président de dissolution. Elle est considérée comme portant atteinte à la souveraineté nationale, dont les députés sont les représentants.

Le nouveau président de la République entérine en fait un précédent fondamental : on parle de "Constitution Grévy" ! Sous la IIIe République, "aucun président à partir de Grévy ne dissoudra, il y a toujours ce spectre du bonapartisme ou du Mac-Mahonisme" rappelle Eric Anceau. Alexandre Millerand, président de la République de 1920 à 1924, tente bien de rompre avec l’usage et la Constitution Grévy. Il finit acculé à la démission.

La République des députés

Ce rejet de la dissolution est loin d’être une décision anodine. Elle modifie complètement l’équilibre des pouvoirs. Dans un régime parlementaire, la dissolution doit contrebalancer la possibilité pour l’assemblée, pouvoir législatif, de faire tomber le gouvernement, le pouvoir exécutif, en lui retirant sa confiance. C’est la motion de censure. Cette capacité réciproque des pouvoirs à se renverser l’un l’autre doit les inciter à collaborer.

L’effacement du chef de l’État qui renonce à la dissolution à partir de 1879 change la donne. Il inaugure le début d’une véritable "République des députés". Ces derniers peuvent exercer seuls une pression considérable sur le gouvernement, sans risque d’être dissous en retour. Le déséquilibre qui se traduit donc d’abord par une très forte instabilité gouvernementale. 104 gouvernements se succèdent en soixante-dix ans, de 1871 à 1940. Sans le contrepouvoir de la dissolution, "la chambre des députés domine" résume Éric Anceau.

 

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Le tournant de la Ve République

L’instabilité gouvernementale est aussi un trait caractéristique de la IVe République. Le déséquilibre du pouvoir y perdure. La mise en œuvre de la dissolution est si exigeante qu’elle n’a lieu qu’une seule fois, en 1955. Selon Michel Verpaux et Pierre Bodineau, spécialistes en droit public, la crise de 1877 a donc "structuré le régime institutionnel français jusqu’en 1958". L'avènement de la Ve République marque une rupture avec les républiques précédentes. Au premier plan, le rôle du chef d’Etat est suffisamment renforcé pour s’opposer à l’Assemblée nationale, comme souhaité par le général de Gaulle. La simplicité d’utilisation du droit de dissolution, prévue par l’article 12 de la constitution, y est pour beaucoup.

La réforme constitutionnelle de 1962 inverse même le rapport de force au profit du chef de l’État. La légitimité dont dispose le président, désormais élu au suffrage universel direct sur tout le territoire national, surpasse celle des députés. D’un régime initialement parlementaire, la Ve République est alors qualifiée de régime semi-présidentiel.