Nous sommes en novembre 1963. Dans sa loge du théâtre des Capucines, Barbara griffonne sur un bout de papier les dernières paroles d'une chanson. Tremblante, toute de noir vêtue, la jeune femme de 33 ans entre en scène et manque de défaillir. Dans la salle, il y a Esther, sa mère, et d'autres membres de sa famille. Malgré l'émotion, la chanteuse s'élance et parvient au bout de ce texte qu'elle a mis quatre ans à écrire. Le public est bouleversé. Les dirigeants des maisons de disques sont conquis. La carrière de Barbara commence.
La chanson en question s'appelle Nantes. Elle raconte le rendez-vous manqué d'une fille avec son père mourant, dans une ville inconnue. C’est l'histoire de Barbara. Celle d'un père qui disparaît alors qu'elle n'a que 19 ans, et qu'elle ne reverra plus.
Une enfance entre guerre et drame intime
De son enfance dans le quartier parisien des Batignolles des années 1930, la chanteuse n'a rien conservé. Elle a même brûlé les photos. Les premières années de la petite Monique Serf, son vrai nom, ne sont pourtant pas malheureuses. Elle grandit dans une famille modeste, le père travaille dans la fourrure, la mère occupe un poste de fonctionnaire.
Sa grand-mère adorée, née dans la Russie impériale, lui prépare des strudels aux pommes et des pâtisseries aux raisins de Corinthe. En échange, la petite fille lui joue de la musique, usant de la table de la cuisine comme d'un clavier imaginaire. L'enfant se rêve pianiste. La plus grande pianiste de tous les temps, même.
Mais la réalité, c'est la guerre. La famille, juive, doit fuir. Elle se cache à Marseille, Roanne, Blois… Parents et enfants se séparent, se retrouvent, traversent la France en débâcle, échappent de peu aux bombardements. Mais ce n'est pas ce qui traumatise la future Barbara. Un autre drame, intime, se joue. Alors que la famille est réunie à Tarbes, la petite fille est victime des violences sexuelles incestueuses de son père. Elle a dix ans et demi. À 16 ans, elle fugue jusqu'à la gendarmerie et raconte tout. Mais on ne l'écoute pas.
Le temps ingrat des premières scènes
Pour survivre, l'adolescente n'a que ses rêves. Un kyste à la main, mal opéré, l'empêche de devenir musicienne professionnelle. Alors elle se tourne vers le chant et joue du piano pour elle seule. Monique aime Piaf, quitte Paris pour la Belgique et commence à chanter dans des cabarets sous le nom de Barbara.
Les premières années sont très dures. Entre la France et la Belgique, Barbara se débrouille et vit de petits boulots : la plonge à La Fontaine des Quatre-saisons, un cabaret qui vient d'ouvrir rue de Grenelle. Au Cheval-Blanc, à Bruxelles, elle tient la caisse et peut parfois monter sur scène pour chanter Ferré, Brassens ou Brel.
Barbara est trop myope pour distinguer son public mais pas assez sourde pour ne pas entendre les commentaires. "Ah, qu'elle est laide !", entend-elle fuser. Certains lui lancent même des trognons de pomme et des cendriers pleins.
Amours douloureuses, rendez-vous manqués et fantômes du passé
Pourtant, au fur et à mesure, ses prestations gagnent en assurance et le public est au rendez-vous. Revenue définitivement à Paris, Barbara continue sa vie de cabarets, notamment à l'Écluse où elle se produit à partir de 1958. Avant ses 30 ans, Barbara ne chante que les mots des autres. C'est quand elle se met enfin à déclamer les siens que le succès arrive.
Pourtant, ses textes n'ont rien de léger. Ils sont marqués par le champ lexical de la mort, de la solitude, du désespoir… Barbara chante les amours douloureuses, les rendez-vous manqués, les fantômes du passé. Le noir est très présent, dans les titres de ses chansons comme sur scène. Les longues robes fourreau noires, les traits de khôl très appuyés et les cheveux de jais deviennent sa marque de fabrique.
On la trouve étrange et mystérieuse, cette "longue dame brune", comme certains la décrivent, avec son allure de tragédienne et ses performances théâtrales. Pour ne pas attirer de mauvaises vibrations dans les salles où elle se produit, les costumes de scène de Barbara ne doivent jamais voir la lumière du jour.
Un univers musical à contre-courant
"Elle a un grain, mais un beau grain", résume un Jacques Brel, "un peu amoureux", reconnaîtra-t-il, avec qui elle entretient une longue amitié. Barbara vit un peu dans son monde. A ceux qui l'entourent, la chanteuse signe des chèques aux montants astronomiques, sans la moindre notion de ce qu'ils représentent. Totalement insomniaque, elle passe ses nuits devant la télé, ne suit aucun horaire fixe et se nourrit quasi exclusivement de Zan, des bonbons à la réglisse, et de cornichons.
Musicalement aussi, Barbara est à contre-courant. Elle opte pour la sobriété du piano-voix, alors que l'époque est au disco, et jette sa voix flûtée dans la folie des yéyés. Pourtant, le succès est immense. En 1964 sort l'album Barbara chante Barbara, et la chanteuse fait un tabac à Bobino, en première partie de Georges Brassens. L'aigle noir, énorme succès, paraît en 1970.
Elle mène ensuite des projets de comédie musicale et de cinéma, qui ne suscitent cependant pas le même engouement. Au milieu des années 1970, la dame en noir commence à se faire plus discrète mais signe tout de même, en 1986, un spectacle musical, Lily Passion, qui la met en scène aux côtés de Gérard Depardieu. Dans le public, signe de l'importance des deux artistes, on croise Danièle Mitterrand, Lionel Jospin et Catherine Deneuve.
Une personnalité drôle et espiègle
L'histoire de la pièce est celle d'une passion amoureuse mais meurtrière. Un sujet sombre, noir, terrible, qui colle parfaitement à l'image de Barbara. Mais à son image seulement. En réalité, Barbara n'est pas la femme dépressive que l'on peut facilement caricaturer. Dans l'intimité, comme dans certaines des chansons moins connues qu'elle a chanté sur scène, la chanteuse révèle même une toute autre personnalité.
"Le noir est une lumière sublime", a pris l'habitude de dire l'artiste. Ses costumes de scène, elle les appelle d'ailleurs ses "habits de lumière", aussi sombres soient-ils. Ses fans ne s'y trompent pas et voient toute la clarté qui se dégage d'elle sur scène. Mais ceux qui la connaissent moins peuvent facilement réduire la dame en noir à un personnage triste, presque funèbre.
"On l’imagine toujours avec un aigle sur l’épaule, alors qu'elle était très drôle", nuance ainsi Roland Romanelli, qui l'a accompagnée sur scène pendant 20 ans. Dans les coulisses, Barbara se montre espiègle, facétieuse. En tournée, elle chante du Stone et Charden à tue-tête dans la voiture.
A la maison, elle invite ses amis et cuisine leurs plats préférés, organise des soirées de rigolade devant des dessins animés, des films d'horreur, ou autour de fiévreuses parties de Scrabble. La star est aussi pleine d'autodérision. À un ami, elle offre un jour une affiche dédicacée de son spectacle et, alors qu'il se demande où l'accrocher pour l'admirer tous les jours, elle répond : "Et bien, mets-la dans tes chiottes !" Barbara refuse l'étiquette d'intellectuelle rive gauche, que la presse lui colle facilement. "Intellectuel, c’est un mot extrêmement grave", s'amuse-t-elle.
Une grande altruiste et éternelle amoureuse
La chanteuse aime l'amour. Dans sa vie, il y a beaucoup d'hommes, parmi lesquels quelques noms et visages connus : Serge Reggiani, Pierre Arditi… Elle aime aussi beaucoup les autres, surtout ceux qui souffrent. Au point de dire, un brin provocatrice, "Si je n'avais pas chanté, sans doute j'aurais été bonne sœur ou putain".
Dans les années 1980, Barbara prend position en faveur François Mitterrand, candidat à la présidence de la République. Elle lui rend même hommage dans une chanson, Regarde. Elle s'engage ensuite dans la lutte contre le Sida. On la voit visiter les malades à l'hôpital Bichat.
La grande insomniaque crée aussi une ligne téléphonique, chez elle, pour que les malades du Sida puissent l'appeler directement, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Régulièrement, elle achète des centaines de jouets aux enfants hospitalisés. Elle s'intéresse aussi aux conditions de détention et joue parfois en prison, toujours dans la plus grande discrétion. Les médias n'en savent alors rien.
En 1994, après un dernier gala à Tours, Barbara décide d'arrêter la scène. Elle se sent épuisée, vidée. La longue dame brune s'éteint trois ans plus tard. Ses mémoires, entamées quelques mois auparavant, restent inachevées. Leur titre, Il était un piano noir, reste comme un dernier hommage à sa couleur favorite.