Nous sommes en 1889, à Paris, de l'autre côté de la Seine et de Saint-Germain-des-Prés où elle est née. Jeanne Lanvin, première d'une fratrie modeste de 11 enfants, inaugure sa première maison de mode : Lanvin (Melle Jeanne) Modes. Elle sait que pour se faire un nom, il faut une adresse digne de faire rêver les élégantes. Ce sera la rue du Faubourg Saint-Honoré, déjà l'une des plus prestigieuses de la capitale. Elle n'a que 22 ans, pas d'autre argent que ses quelques économies faites du temps où elle était apprentie chez une modiste du quartier. Mais elle a déjà le sens des affaires.
Sa mère était couturière et son père employé de presse. C'est en autodidacte, sans coudre ni dessiner, que Jeanne Lanvin apprend le métier, avant de se mettre à vendre ses propres confections. Ce n'est pas grâce à ses robes que la styliste se fait connaître, mais bien à ses chapeaux. Elle a travaillé quelque temps chez Félix, un chapelier qui l'a envoyée en Espagne se perfectionner dans l'art des couvre-chefs.
Des nuances de bleu, des robes de sa fille aux uniformes français
Mais bientôt, dans sa boutique où l'on s’arrache déjà les pièces raffinées de sa collection, des clientes avisées se mettent à lui commander des toilettes. Elles ont compris que le talent de Jeanne Lanvin serait un must pour briller dans les soirées parisiennes. Et voilà qu'en quelques années, les créations de Lanvin sont sur le point de représenter la Parisienne dans toute sa splendeur.
L'année 1909 marque un tournant. Jeanne Lanvin passe dans la cour des grands, et signe sa première collection haute couture avec de nombreuses tenues pour dames : on y trouve des robes, des manteaux, mais aussi des robes de mariées. Et une couleur qui déjà dénote des autres : le bleu.
Le bleu est une couleur qu'elle affectionne. Pour preuve, ce répertoire de couleurs qu'elle a acquis dès 1905. Un nuancier extraordinaire dans lequel Jeanne peut apprécier pas moins de 80 nuances de bleus différentes. Si le bleu figure dans toutes ses collections dès ses débuts, il est aussi celui qui prime dans la conception de plusieurs robes pour sa propre fille, Marguerite, qui devient la première source d'inspiration de Jeanne Lanvin, qui lui dessine très tôt une garde-robe incroyablement raffinée.
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C'est là, pour ces créations si personnelles, dans son rôle de mère et non plus de modiste, qu'on peut lire la sensibilité de Jeanne Lanvin. Car pour sa fille, qui n'est qu'une enfant, elle privilégie des bleus plus pâles, des bleus doux. Mais des bleus riches, tout de même, on ne tombe jamais dans le bleu layette.
Alors que la France vit les dures heures de la Première Guerre mondiale, Jeanne Lanvin décide de rendre hommage à ceux qui combattent dans les tranchées. Les uniformes des poilus sont bleus, presque bleu ciel, à peine un peu plus foncés. Lanvin la patriote dessine une collection qui met en avant cette couleur. La mode sait capter l'air du temps, Jeanne Lanvin l'a bien compris. En faisant cela, si ce n'est que par intuition, elle a posé les jalons d'une griffe qui doit incarner la grandeur de la France.
Une couleur venue des quatre coins du monde
Etonnamment, ce n'est justement pas en France que Jeanne Lanvin va faire sa rencontre capitale avec le bleu. La guerre terminée, les Français recommencent à voyager. Et Jeanne aussi. La créatrice parcourt le monde, et en ramène des inspirations, des objets chinés, des échantillons d'étoffes ou de costumes traditionnels des pays visités : saris indiens, costumes de Chine, habits de toréadors, tissus ethniques.
En 1920, Jeanne Lanvin a 53 ans. Elle s'offre une villégiature en Italie, où elle s'était déjà rendue et même mariée, très jeune, avec Emilio Di Pietro, un simple employé de bureau au nom aristocratique. Il est le père de Marguerite. Mais Jeanne a divorcé de lui après sept ans d'union. Elle est désormais mariée au vice-consul de France à Manchester qu'elle décide d'aller visiter à Florence. C'est là, dans la capitale de la Toscane, qu'elle va épouser le bleu à tout jamais.
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Jeanne Lanvin est éblouie en découvrant les œuvres du peintre du Quattrocento, Fra Angelico. Les pigments de bleu qu'il a utilisés des siècles plus tôt sur ses toiles sont d'une profondeur jamais égalée par ses nuanciers. Elle se damne pour ses œuvres. C'est pour elle une révélation. L'iconographie religieuse italienne, qui représente si bien le tombé des étoffes, les drapés, la subjugue. Mais c'est un peu comme si elle n'en retenait que le bleu. Et la patine du temps n'a rien altéré aux bleus profonds et intenses de Fra Angelico.
Jeanne Lanvin rentre donc d'Italie avec ce bleu bien particulier en tête. Et quand Jeanne Lanvin a quelque chose en tête, elle est prête à se donner tous les moyens pour y parvenir. Non contente de simplement concevoir des robes, elle se met en tête de pouvoir créer elle-même ses teintures. C'est comme cela, qu'en 1923, Lanvin ouvre à Nanterre, sa propre usine de teinture.
Des décors intimes désormais exposés au musée
Elle ne va plus se satisfaire du seul choix de ses fournisseurs de tissus. Elle va ainsi pouvoir définir elle-même les teintes des tissus qu'elle emploiera à ses créations de haute-couture. Jeanne Lanvin a une nouvelle corde à son arc : elle est coloriste. Et quelle gamme de couleurs va-t-elle favoriser les teintures de sa propre usine ? Les bleus, évidemment. Dès lors, les scrutateurs de la mode de l'époque dénombrent jusqu'à 25 bleus différents dans les collections proposées par la couturière.
Le bleu pour Jeanne Lanvin est devenu une passion. Est-ce vraiment explicable une passion ? Sa quintessence est la découverte de Fra Angelico. Mais le bleu, pour Jeanne Lanvin a finalement toujours été présent.
Jeanne Lanvin utilise le bleu pour les robes qu'elle dessine. Mais aussi dans sa vie personnelle. La créatrice décide, avec l'aide de son décorateur, d'en parer des pans entiers de son hôtel particulier, acheté après la guerre, dans le 7e arrondissement de Paris. C'est là qu’elle vivra jusqu'à sa mort, en partageant son temps avec sa maison en banlieue parisienne. Le bleu, elle le destine, dans son intérieur, à ce qu'elle a de plus intime : sa chambre et son boudoir. Les teintures dont elle les fait draper sont d'un bleu profond, intense. Un bleu qui s'approche au plus près, sans doute, des œuvres du Fra Angelico.
On peut s'en rendre compte en visitant le Musée des Arts Décoratifs de Paris qui, dans ses collections permanentes, propose aux visiteurs d'entrer dans l’intimité de Jeanne Lanvin. Dans son boudoir et sa chambre en tout cas. On y découvre un mobilier somptueux, des lampadaires du plus grand style art-déco, des miroirs, des vases de porcelaine exposés dans des vitrines de part et d’autre d'un sofa. Et le bleu, bien sûr, prédomine.
Une femme de mode… et de théâtre
Mais Jeanne Lanvin aime la couleur, les couleurs. Son œuvre relie la mode, l'art et les inspirations de l'époque. Jeanne est amatrice d'art. A ce titre, elle a dans sa collection personnelle des tableaux, notamment de peintres impressionnistes comme Renoir, Degas, ou Fragonard. Mais aussi Vuillard, à qui elle commande un portrait d'elle, posant en femme d'affaires.
Flirtant avec le monde des arts, Jeanne Lanvin se voit aussi commander des costumes pour le théâtre. Amie avec Louis Jouvet, elle réalise pour le metteur en scène les plus beaux costumes de l'époque. Et se voit commander une robe, bleue évidemment, pour Yvonne Printemps. Yvonne est une amie de Jeanne, qui porte du Lanvin aussi bien à la ville qu'à la scène, et dont elle fait son égérie pour un parfum. Mais c'est surtout l'une des comédiennes les plus en vue de son temps.
Et un théâtre, il y en a un que Jeanne Lanvin a marqué à tout jamais. C'est le théâtre Daunou, situé près de l'Opéra de Paris. Quand une de ses meilleures amies, Jane Renouardt, comédienne du cinéma muet devenue directrice, décide de faire habiller l'intérieur de la salle par la grande couturière, Lanvin s'exécute. Et dévoile un bleu rehaussé d'or. Le théâtre, toujours ouvert aujourd'hui, ne s'est jamais départi de ces couleurs. Il incarne à merveille l'œuvre de Jeanne Lanvin, parée de bleu.