Nous sommes en 1976. André Malraux, âgé de 75 ans, reçoit chez lui Claudine Vernier-Palliez, journaliste à L'Express. La situation est inédite puisque la reporter n'est pas là pour rencontrer le célèbre écrivain, mais bien son chat, qui répond au doux nom de Lustrée, qui ronronne sur ses genoux. Malraux s'exprime en son nom : "Mes chats m'ont demandé d’être leur interprète auprès de vous. C'est pour moi un grand honneur. Lustrée est venue pour écouter et raconter notre conversation à son amie Fourrure, qui est à la chasse. Quel culot, tout de même, de courir après les mulots alors qu'elle est gavée !"
La journaliste demande : "Elle ne les mange pas ?". Malraux répond : "Elle m'en fait cadeau. Quand elle tire un mulot, elle miaule pendant cinq minutes afin que je la remercie de cet hommage. Puis, pfuit ! elle s'en va." Pour méditer, explique-t-il. "Quand j'interrogeais le général de Gaulle sur sa foi, il répondait avec ce geste qui, chez lui, semblait chasser les mouches : 'Les chatons jouent, les chats méditent'.", conclut Malraux. Cet extrait d'interview en dit long sur le lien que l'écrivain André Malraux entretenait avec ses chats, et le pouvoir politique, à la fin de sa vie.
Des pillages cambodgiens à la Résistance
Mais revenons aux origines. André Malraux, né le 3 novembre 1901, grandit à Bondy en banlieue parisienne, au-dessus d'une petite épicerie tenue par sa mère et par sa grand-mère. Il a quatre ans lorsque ses parents divorcent. Doucement, son père s'éloigne, refait sa vie et le jeune Malraux se réfugie dans les livres : "La plupart des écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne", confiera-t-il plus tard.
A la fin du lycée, il refuse de se présenter aux épreuves du baccalauréat. Direction Paris où, pour survivre, il met son talent d'érudit au service de bibliophiles. Malraux fait aussi paraître ses premiers articles dans des revues littéraires novatrices et rencontre l'avant-garde artistique, de Jean Cocteau à Pablo Picasso. Le jeune homme se crée un personnage de dandy, cigarette au coin du bec, mèche en arrière et bagout étourdissant.
En 1921, il épouse Clara Goldschmidt, jeune et intelligente héritière dont il dilapide rapidement la fortune. André part alors au Cambodge, sous protectorat français, en vue de piller quelques statues khmères afin de les revendre à de riches Américains. Ce voyage lui vaut quelques ennuis avec la justice mais surtout l'ouvre à la politique en lui faisant découvrir l'injustice du monde colonial.
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À son retour en France en 1924, Malraux se passionne pour le communisme. La guerre civile chinoise et les terribles massacres de jeunes militants du Parti communiste lui inspirent son roman La condition humaine pour lequel il obtient le prix Goncourt en 1933. L'Espoir, son autre grande œuvre voit le jour quatre ans plus tard, inspirée cette fois par sa propre participation à la guerre civile espagnole, aux côtés des Républicains.
Après quelques mois de répit, Malraux est de nouveau sur le pied de guerre : la France entre en conflit avec l'Allemagne. Entré dans la Résistance en 1944, André Malraux manque de se faire prendre alors qu'il est en mission, trahi par un chat qui s'obstine à le suivre ! "Sa présence intriguait les Allemands, qui ne m'avaient pas vu. Il a bien failli me faire prendre", explique-t-il dans une interview.
Les chats, De Gaulle et la réécriture de l'Histoire
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Malraux rencontre le général De Gaulle qui le nomme ministre de l'information, ministre chargé de la Radio, de la Télévision et de la Presse l'année suivante, et ministre de la Culture en 1950. Outre une intelligence et une énergie hors-normes, les deux hommes ont en commun d'adorer les chats.
Imaginez Malraux racontant l'une de ses plaisanteries préférées au général de Gaulle à la sortie d'un conseil : "Au coin du feu, se tiennent un vieil Anglais, sa femme et leur chat noir. Le chat fixe l'homme et lui dit : 'Ta femme te trompe'. L'Anglais, ulcéré, décroche son fusil et tue son épouse. Le chat s'éloigne et jette au veuf assassin 'Au fait, j’ai menti'."
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Avec De Gaulle toujours, Malraux réinvente l'histoire de France au profit des chats. L'écrivain développe une théorie très originale sur la bataille d'Azincourt en 1415, gagnée par les Anglais contre les Français. A cette époque, selon Malraux, l'Europe était parcourue par d'immenses bandes de rats. L'armée anglaise aurait eu l'idée, pour s'en protéger de former des capitaineries de chats. Les rats seraient donc allés grignoter la corde des arcs français. Les soldats français combattant à Azincourt auraient donc été vaincus par des chats.
Sous la Vème République, André Malraux est nommé ministre des Affaires culturelles. Il est notamment chargé de la préservation du patrimoine architectural français. Un comble, puisqu'il n'hésite pas à découper des chatières dans les portes historiques du château de Vilmorin où il réside. Il faut bien que ses chats Fourrure, Lustrée ou Essuie-Plume puissent aller et venir à leur guise. Car Chez Malraux, les chats ont tous les droits. Fourrure le réveille la nuit, se couchant en rond sur sa tête ou faisant sa toilette dans un bruit d'enfer.
Les félins présents jusque dans ses mémoires
Les chats de l'écrivain se permettent même de juger son travail : "Quand ils viennent se coucher sur mes papiers, l'air goguenard, même s'ils trouvent que ce que j'écris est nul, je les balance avec considération", déclare-t-il. Des histoires de chats, Malraux en a à revendre. Il imagine ainsi une société secrète de chats d'écrivains. "Ils se rencontrent à l'étranger. Pas de club, pas de banquet, pas même d'académie. Ce n'est pas le genre", déclare-t-il.
Baudelaire disait que ses chats lui soufflaient des vers, on n'en est pas loin avec Malraux, qui se sent pousser des ailes sous le regard attentif de Fourrure, Lustrée ou Essuie-Plume. Nous pouvons imaginer l'écrivain à sa table de travail, penché sur le manuscrit de ses Antimémoires. Sur le bureau s'éparpillent un stylo, une gomme, quelques feuillets et, étendu de tout son long, le chat Essuie-Plume qui veille à ce que son nom soit mentionné dans les mémoires de son maître. C'est d'ailleurs bien le cas.
Les chats, fidèles compagnons d’André Malraux le réconfortent lorsqu'en novembre 1976, atteint d'un cancer de la peau, il vit ses derniers instants. Un hommage national lui est rendu dans la cour carrée du Louvres. Pour l'occasion, outre la présence du président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, la statue d'un félin égyptien est extraite des collections du musée pour veiller sur la mémoire d'André Malraux, éternel amoureux des chats. Si les chats ont neuf vies, lui n'en a eu qu'une. Mais elle aura été sacrément bien remplie.