Frankenstein a marqué beaucoup de jeunes lectrices et lecteurs, mais aussi d'amatrices et d'amateurs de cinémas et de fictions en tous genres. Dans le cadre d'un partenariat avec le magazine Lire, qui publie un hors série consacré à Frankenstein et aux monstres célèbres de la littérature, Stéphane Bern retrace sur Europe 1 l'histoire de la célèbre créature, sa naissance, son époque, et ce que cela nous dit de la nature humaine.
Ses hurlements dans la nuit noire, son physique monstrueux, sa barbarie… Son histoire débute avec celle du premier roman de science-fiction au monde. Il est écrit au début du 19ème siècle, par une femme. Elle s'appelle Mary Shelley. Délicate jeune fille anglaise, elle a pourtant donné naissance en 1818 à la créature la plus immonde qu'un livre n'ait jamais portée : le monstre de Frankenstein.
Un monstre sans nom
Voici comment son personnage du savant fou Victor Frankenstein décrit la créature qu'il a créée à partir de cadavres humains récupérés dans les cimetières avoisinants. "Sa peau jaune couvrait à peine l'assemblage des muscles et des artères. Ses cheveux étaient d'un noir de jais, sa chevelure abondante, ses dents d'une blancheur nacrée. Hélas ! Ses merveilles accentuaient l'horrible contraste qu'offraient ses yeux aqueux, presque de la même couleur que les orbites sombres dans lesquels ils étaient incrustés, ainsi que son teint hâlé et ses lèvres droites et noires… Un sentiment d'horreur et de dégoût m'emplissaient le cœur."
Le monstre ainsi décrit n'aura jamais de nom pendant tout le roman. À peine ce mort-vivant s'est-il réveillé, que son inventeur regrette déjà son expérience entre science et sorcellerie. Il préfère s'enfuir le plus loin possible. Le père a peur de son fils, son "hideuse progéniture".
Les différentes adaptations théâtrales, cinématographiques ont fait du monstre de Frankenstein un être à peine humain, bien souvent demeuré, et incapable de ressentir la moindre émotion. Il faut dire que les circonstances de la rédaction de ce livre, alors unique en son genre, s'inscrivent dans un contexte très sombre.
Né grâce à un mauvais été et un cauchemar
En 1816, Mary Wollstonecraft Godwin, le vrai nom de la romancière, quitte Londres avec sa demi-sœur, Claire. Et surtout avec son amant, Percy Shelley. Direction : la Suisse. Au début de l’été, ils rejoignent un ami qui marquera à jamais le monde de la littérature mondiale : le poète Lord Byron. Le temps est maussade et le petit groupe profite rarement de la nature environnante.
Mais ces jeunes écrivains dans la vingtaine ont l’esprit fertile. Loin de se laisser abattre, ils occupent leur temps libre à des activités peu académiques. Ils lisent, certes, mais des ouvrages plutôt inhabituels, voire terrifiants. Ils dévorent notamment Fantasmagoria, un recueil de nouvelles allemandes sur des fantômes, des revenants, des apparitions.
Un jour, Lord Byron, l'esprit probablement stimulé par l’opium dont il aime s'enivrer, lance un défi à ses amis : écrire une histoire de fantômes. À la suite d’un mauvais rêve, Mary Shelley débute la rédaction de ce qui deviendra Frankenstein, ou le mythe du Prométhée moderne.
Un monstre issu des tumultes de l'époque
L'histoire est donc la suivante : un savant, Victor Frankenstein, parvient à donner vie à un cadavre d’homme reconstitué de chairs mortes. Horrifié par le monstre qu’il vient de créer, il préfère l’abandonner. La créature, livrée à elle-même, comprend rapidement qu’il lui sera impossible de mener une existence normale.
Mary Shelley, 18 ans à peine, s'inspire du monde scientifique de son époque, alors en pleine ébullition. Avec les Lumières, l'idée que Dieu serait l'unique créateur est remise en cause. La science gagne de plus en plus d'adeptes. Les parents de Mary font partie de ces penseurs défendant des concepts nouveaux.
Mary, elle, est notamment fascinée par la découverte de l’électro-chimie, la création de la pile par Volta, mais aussi, et c'est plus insolite, l'électricité animale de Galvani. Le chercheur avait découvert qu'une cuisse de grenouille morte se contractait lorsqu'elle était en contact avec de l'électricité. Il n’en faut pas plus à Marie Shelley pour transposer cette expérience à un cadavre humain reconstitué.
Une créature révolutionnaire ?
Mais la créature, créée de la main d'un homme, se transforme en assassin redoutable. Elle tue le frère, le meilleur ami et la fiancée du docteur Frankenstein. Le fils veut faire payer à son père l'horrible existence qu'il est obligé de mener à cause de lui. Ce monstre devient alors le symbole de tous les soulèvements passés.
Ainsi la créature de Frankenstein est comparée aux Sans-culottes qui ont renversé la monarchie, aux Irlandais qui refusent la domination anglaise, aux esclaves qui se battent contre les colons. Pour les réactionnaires, ces révolutionnaires sont comme le monstre du roman de Mary Shelley : ils doivent être anéantis.
Une question reste en suspens depuis 200 ans : qui du créateur ou de la créature est le plus méchant ? En écrivant son roman, Marie Shelley, du haut de ses 18 ans, rédige aussi une critique de la nature humaine. Car il ne faut pas oublier le titre exact du roman, Frankenstein ou Le Prométhée moderne.
Mary Shelley a reçu une instruction solide et ne peut s'empêcher de faire une référence à Prométhée. Il peut s’agir du mythe grec, ce héros attaché au mont Caucase qui a transmis le feu sacré aux humains. Ou alors le mythe latin : le Titan façonne l'homme à partir d'argile. Dans tous les cas, Mary Shelley démontre les risques inconsidérés pris par Victor Frankenstein pour assouvir son envie irrépressible de maîtriser le pouvoir de la création.
Frankenstein, une leçon de bienveillance
Il commettrait ainsi une première erreur en faisant naître un monstre difforme, inadapté à la vie parmi des humains souvent méchants et cruels. Le savant ferait une deuxième erreur en n'assumant pas ses actes et en délaissant sa progéniture, la laissant survivre seule dans un monde hostile.
Pourtant, le monstre du docteur Frankenstein aurait pu connaître le bonheur. Le fils du savant fou, aussi repoussant soit-il, ne demande qu'une seule chose : aimer et être aimé. Il tente bien de demander à son père de lui fabriquer une épouse qui saurait l’aimer. Mais le savant se défile et préfère détruire cet ultime espoir.
S'il voit le jour certes laid et déjà adulte, le monstre possède également toute la bienveillance et la gentillesse d'un nourrisson. Au fil des pages, il prouve d'ailleurs sa grandeur d'âme. Il sauve une femme de la noyade, il se lie d'amitié avec un aveugle. Mais son apparence lui vaut toujours d'être persécuté. Jean-Jacques Rousseau, si cher à Mary Shelley, n'avait pas tort lorsqu'il écrivait : "L'homme est naturellement bon. C’est la société qui le corrompt."