C’est l’histoire d’un comique afro-américain qui réalise un film d’horreur sans prétention et pourrait bien le plus sérieusement du monde décrocher un Oscar. Cette histoire, c’est celle de Jordan Peele et de son premier long-métrage Get Out. Plus d’un an après sa sortie aux États-Unis, ce film de genre, devenu entre-temps un phénomène public et critique, est nommé quatre fois aux Oscars dans des catégories de premier plan : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur et meilleur scénario original. Et la belle histoire de Get Out pourrait bien s’achever par un sacre devant le gratin hollywoodien dimanche.
Jordan Peele, ce comique. Pourtant rien de tout cela n’était prévu ou prévisible. Il y a encore un an, Jordan Peele n’était qu’un comique parmi tant d’autres aux États-Unis. Avec son pote Keegan-Michael Key, ils se démarquent alors en abordant des thèmes politiques (le racisme, les gangs, les armes à feu) dans leurs sketches remplis de personnages loufoques. Ils se font connaître notamment grâce à une série de vidéos mettant en scène Barack Obama (Peele) et Luther (Key), son "traducteur en colère". Un sketch qu’Obama lui-même reprendra à son compte lors d’une réception à la Maison-Blanche.
Au cinéma, Jordan Peele est cantonné aux rôles comiques secondaires ici et là. Alors quand il annonce le tournage de son premier film, tout le monde pense à une comédie. D’autant que l’histoire s’y prête : Chris, un jeune photographe afro-américain (Daniel Kaluuya), s’apprête à rencontrer les parents de Rose, sa copine blanche, alors qu’ils ne sont pas au courant qu’il est noir. Jordan Peele a d’ailleurs dit avoir été inspiré par un sketch d’Eddie Murphy sur ce sujet. "Lorsque je parle de relations interraciales, ça me ramène à un domaine que je connais bien : l’humour. C’est un film qui reflète certaines de mes peurs, et certains problèmes auxquels j’ai été confronté", expliquait le réalisateur lors de la sortie.
"Un film d’horreur satirique". Mais finalement, Get Out prend la forme d’un film d’horreur, produit par le spécialiste du genre, Jason Blum (Paranormal Activity, Insidious). Jordan Peele voulait en effet traiter sérieusement la question du racisme mais n’a pas oublié pour autant ses penchants humoristiques. "C’est un film d’horreur mais avec des prémisses satiriques", explique-t-il à Rotten Tomatoes. De fait, en plongeant Chris dans un enfer de faux-semblants et d’hypocrisie au cœur du Sud profond des États-Unis, Jordan Peele provoque autant de rires nerveux que de frissons d’angoisse. Jusqu’à verser dans l’horreur la plus totale quand les véritables intentions de la famille de Rose sont révélées.
Succès phénoménal. La sortie du film le 24 février a été précédée de critiques dithyrambiques. Il a récolté 99% d’avis positifs sur l’agrégateur de Rotten Tomatoes. Outre-Atlantique, les journalistes vantent un film qui bouscule les préjugés, invite à la réflexion et mélange avec talent critique sociétale acerbe et épouvante efficace. Les prévisions les plus optimistes estiment les recettes sur le premier week-end entre 20 et 25 millions de dollars. Get Out en collectera finalement 33 millions.
" Nous savions qu’en faisant ce film, nous prenions un énorme risque "
Alors que les films d’horreur voient en général leur fréquentation baisser de 60% en deuxième semaine aux États-Unis, lui ne perd que 15%, grâce notamment à la mobilisation des spectateurs afro-américains (38% de l’audience). Avec son budget de 4,5 millions de dollars (remboursé en un jour), le petit film d’horreur de Jordan Peele résiste aux mastodontes Logan et Kong : Skull Island. Un mois après sa sortie, le Los Angeles Times qualifie Get Out de "phénomène culturel".
Les Français au rendez-vous. C’est auréolé de ce statut que Get Out débarque en France début mai. Les critiques sont tout aussi élogieuses, avec une moyenne presse de 4 étoiles sur 5 sur Allociné. Et le public suit : en un peu plus d’un mois, le film attire 1,1 million de spectateurs dans les salles, alors même que Jordan Peele n’est guère connu de notre côté de l’Atlantique. Dans le monde, les recettes s’élèvent à 255 millions de dollars, soit… 57 fois le budget initial ! Rares étaient les critiques qui, lors de la sortie du film, imaginaient un succès aussi phénoménal. Plus rares encore étaient ceux qui osaient rêver d’une nomination aux Oscars.
Le petit film qui monte, qui monte… D’abord car les films d’horreur s’attirent (très) très rarement les faveurs de l’Académie. Get Out n’est que le sixième film du genre à être nommé dans la catégorie du Meilleur film en 90 éditions (après L’Exorciste, Les Dents de la Mer, Le Silence des Agneaux – le seul à l’avoir emporté, Sixième Sens et Black Swan). Ensuite parce qu’il est extrêmement rare de voir un film sorti aussi tôt dans l’année se frayer un chemin jusqu’aux Oscars, les studios abattant généralement leurs meilleures cartes à l’automne, la saison des festivals.
Finalement, Get Out s'est retrouvé, logiquement, sélectionné lors des remises de prix de cercles de critiques. Des cérémonies peu médiatisées chez nous mais qui servent d’indicateurs avant les Oscars. Jordan Peele et l’acteur Daniel Kaluuya ont récolté quelques récompenses à droite et à gauche. Aux Golden Globes, Get Out était nommé dans la catégorie Meilleur film musical ou comédie et Meilleur acteur mais est reparti bredouille. Qu’à cela ne tienne : le 23 janvier, l’Académie a annoncé ses nominations et a réservé une belle place à Get Out avec quatre mentions.
Au moins un Oscar accessible. Quand il l’a appris, Jordan Peele s'est rué sur son téléphone, a appelé Daniel Kaluuya et fondu en larmes. "Nous savions qu’en faisant ce film, nous prenions un énorme risque et que nous pourrions être haïs pour cela. Et d’un coup, on reçoit la reconnaissance de nos pairs – pairs que nous ne pensions même pas pouvoir appeler ainsi il y a à peine un an", a raconté le réalisateur au Los Angeles Times.
Si la seule présence de Get Out dans les nommés est déjà un miracle, le rêve éveillé de Jordan Peele pourrait bien se terminer en apothéose. Car son film est bien placé pour remporter au moins un Oscar. Ce sera compliqué pour le Meilleur film, le Meilleur réalisateur et le Meilleur acteur mais les bookmakers américains placent le film d'horreur largement favori pour la statuette du Meilleur scénario original, qui viendrait récompenser un film malin et extrêmement symbolique. Tout comme Grave aux César, Get Out pourrait donc dépasser son statut d’invité surprise des Oscars et entrer dans l’histoire d’Hollywood.