"Dites à Katie Graham qu’elle va se prendre le nichon dans une essoreuse si vous publiez ça". La formule, ô combien délicate, est signée John Mitchell, directeur de campagne du président Robert Nixon, alors que le scandale du Watergate est sur le point d'être révélé au monde entier. Voilà, en 2h18, la seule allusion faite à la directrice du Washington Post dans le célèbre thriller de 1976, Les Hommes du Président, avec Dustin Hoffman et Robert Redford. Quarante ans plus tard, les choses ont changé. Dans son nouveau film, Pentagon Papers, Steven Spielberg a en effet décidé de remettre Katharine Graham en pleine lumière. Une femme qui a d'ailleurs passé une grande partie de sa vie dans l'ombre, avant de devenir l'une des Américaines les plus puissantes de la planète.
Pentagon Papers, "une grande histoire" sur une grande femme. Le long-métrage, en salles mercredi, raconte ainsi la publication par le Washington Post des Pentagon Papers, un rapport secret de 7.000 pages révélant les mensonges de l'administration américaine sur l'implication des États-Unis au Vietnam. Nous sommes en 1971 : le moment est charnière, tant pour le journalisme que pour le journal et sa directrice de publication. Katharine Graham, dont le rôle est brillamment campé par Meryl Streep, a alors 54 ans.
"C'est une grande histoire sur une femme qui se défendait elle-même dans un monde d'hommes", expliquait le célèbre réalisateur sur Europe 1 vendredi dernier. "Au comité central, quelqu'un posait une question à un autre homme sans regarder Katharine Graham, simplement parce que c'était une femme. Cela l'a tellement intimidée qu'elle n'était pas capable d'exercer son autorité, sa position, son droit en tant que directrice de la rédaction. Jusqu'à un moment de l'histoire où elle a dû découvrir que sa voix comptait et que toute autre voix de toute autre femme qui parlerait après elle serait tout aussi importante."
Dans l'ombre des hommes de sa vie. Car rien ou presque ne prédestinait cette fille de bonne famille à devenir l'une des plus grandes figures de la presse outre-Atlantique. Née en 1917 à New York, elle a à peine 16 ans lorsque son millionnaire de père rachète pour 825.000 dollars un quotidien en faillite : le Washington Post. Hasard ou non, la jeune Katie Meyer obtient quelques années plus tard un baccalauréat universitaire ès lettres en journalisme. Après avoir traîné ses premiers carnets de notes dans des journaux libéraux de San Francisco, elle commence alors à collaborer avec le journal familial. Ce n'est pourtant pas à elle que son père confie les rênes du quotidien lorsqu'il est nommé à la Banque mondiale en 1946, mais à son mari, Phil Graham, rencontré quelques années auparavant lors d'une réception organisée par la famille de Katharine.
Ce brillant juriste de Washington, devenu à 23 ans le plus jeune président de l'histoire de la très prestigieuse Harvard Law School, reçoit 70% des actions du "WaPost". Proche de John F. Kennedy et de son vice-président Lyndon Johnson, il profite aussi de ses contacts à la CIA et au FBI pour dénicher des informations de première main. Sous son impulsion, le journal sort du rouge en absorbant notamment son concurrent, le Times-Herald, puis en rachetant Newsweek.
Sans expérience et sans confiance. Tout va alors pour le mieux. Mais Phil Graham souffre de troubles maniaco-dépressifs. Sa gestion devient chaotique au début des années 1960. Après plusieurs séjours à l'hôpital, il finit par se suicider en 1963 dans la propriété du couple, en Virginie. Katharine, qui s'était arrêtée de travailler pour élever ses quatre enfants, est alors catapultée à la tête du Post, devenant ainsi la première femme américaine à accéder à un tel poste.
"J'ai toujours su que j'allais travailler mais je n'ai jamais pensé que je serais manager, que je dirigerais quelque chose, ni même que j'en étais capable", se rappelait la principale intéressée dans une interview en 1992. En plein deuil, sans aucune préparation, elle paraît aux yeux de la rédaction comme "une petite biche apeurée sortant de la forêt sur des pattes tremblantes", comme l'avait dit à l’époque l’un des rédacteurs en chef du quotidien, Howard Simons.
1971, l'année charnière. Envers et contre tous, la New Yorkaise mène son affaire avec vigueur, affirmant notamment l'indépendance du journal, et se débarrassant peu à peu de collaborateurs liés à son défunt mari et à la CIA. En 1965, elle recrute Benjamin Bradlee, interprété dans le film par Tom Hanks, au poste de rédacteur en chef. Pour les ressorts dramatiques, Steven Spielberg la mue en héroïne dès 1971, prenant ainsi quelques libertés avec l'Histoire. Reste que cette année-là marque un véritable tournant dans la vie de Katharine Graham, avec l'affaire des "Pentagon Papers".
" Ce qui est vraiment formidable avec cette décision, c'est que j'ai dû la prendre en trente secondes et j'avais 50% de chances d'avoir raison "
Daniel Ellsberg, ancien fonctionnaire américain et lanceur d'alerte, a fait fuiter 7.000 pages de documents secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam. La preuve est écrite noir sur blanc : les responsables américains savaient pertinemment que le conflit ne pouvait pas être gagné par les États-Unis. Le New York Times, autre quotidien de référence, commence à publier ces documents, mais l'administration du président Nixon obtient une injonction d'un tribunal fédéral pour les en empêcher, au nom de la sécurité nationale.
Contre l'avis de tous ses conseillers, malgré les risques de représailles politiques et économiques, le "WaPo" prend alors le relais et Katharine Graham décide d'enfreindre l'interdiction. "C'était très risqué et l'administration nous menaçait. J'ai juste dit : 'allez, on y va'. Ce qui est vraiment formidable avec cette décision, c'est que j'ai dû la prendre en trente secondes et j'avais 50% de chances d'avoir raison", racontait-elle en 1997.
La balance penche du bon côté. À l'écran, Meryl Streep, le brushing impeccable, sort ainsi de la Cour suprême sous les hourras de ses admiratrices. Katharine Graham était pourtant loin d'être la plus grande féministe de ce siècle. Convaincue, comme elle l'écrit dans ses Mémoires, Histoire Personnelle, d'appartenir à un sexe "intellectuellement inférieur et incapable de diriger", elle n'intègre des femmes journalistes dans son groupe de presse qu'à partir des années 1970, sous la menace de procès.
Un an après, le Watergate. Cela n'enlève rien au rôle majeur qu'elle a pu jouer dans l'histoire de la presse. Car un an après les fameux Pentagon Papers, elle est encore en première ligne quand il s'agit de soutenir ses deux journalistes, Bob Woodward et Carl Bernstein, qui publient une enquête démontrant l'implication de l'administration présidentielle dans le scandale des écoutes illégales du Watergate.
Les pressions et les menaces – y compris de mort – sont plus fortes que jamais. "Beaucoup de gens disaient que nous menions une vendetta politique et que nous tentions juste de harceler le président… Ils n’y croyaient pas. Et le fait est que les autres journaux n’y ont pas cru non plus pendant longtemps." assurait-elle il y a une vingtaine d'années. L'affaire est telle que le président Richard Nixon finit par démissionner, en août 1974.
"Kay" Graham, comme elle était surnommée, avait beau vouer un mépris non-dissimulé au locataire de la Maison-Blanche, elle s'est en revanche toujours défendue d'avoir voulu aboutir à une telle décision. "Ce n’est pas à un journal de faire tomber un gouvernement. Et nous ne l’avons pas fait. Ce que nous avons fait, c’est la définition même de ce que doit faire un journal : continuer à raconter une histoire quand ils essayent de l’étouffer."
Un respect gagné à tout jamais. Si les Pentagone Papers et le Watergate ont propulsé la directrice du journal et son groupe au firmament du journalisme américain, les revenus du groupe ont également été multipliés par 20 sous sa tutelle, avant qu'elle ne laisse les manettes à son fils Don en 1991 (depuis, le journal appartient à Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, ndlr).
Ses Mémoires, publiés en 1997, ont été couronnés par le prix Pulitzer de la biographie. Quatre ans plus tard, à son enterrement, de nombreuses personnalités ont assisté à ses funérailles, rendant hommage à une femme "si grande et si imposante", pour reprendre les mots de la non moins charismatique rédactrice en chef de Vogue, Anna Wintour. La médaille présidentielle de la Liberté lui a même été remise à titre posthume et elle a été introduite au National Women’s Hall of Fame. Avant que Steven Spielberg ne s'occupe à son tour de rendre hommage à cette femme qui a fait du journalisme "le quatrième pouvoir". Elle-même ne l'aurait pas cru.
En 1973, Ben Bradlee, la légende du journalisme dans "Pentagon Papers", se confiait sur Europe 1 :