"J'exerce une fonction qui oscille entre le devoir médiatique et serment de silence, entre l'ostentatoire et le discret". Thierry Frémaux, délégué artistique du Festival de Cannes depuis 2001 et délégué général depuis 2007, a décidé de briser, en partie, le mystère qui entoure sa fonction. Avec la publication mercredi de Sélection officielle, un journal tenu quotidiennement entre le 25 mai 2015 et le 22 mai 2016, Thierry Frémaux livre ses coulisses de l'énorme machine qu'est l'événement cannois.
Un livre rempli d'anecdotes. Plus de 600 pages, la fabrication d'une édition entière du plus prestigieux festival de cinéma au monde couchée sur le papier. "350 projections, 1.000 séances au Marché du Film, 40.000 accrédités, 4.500 journalistes, soit le plus grand rassemblement médiatique avec les Jeux olympiques", rappelle l'intéressé au sujet du Festival de Cannes. Et à la barre, deux hommes : Thierry Frémaux donc, et Pierre Lescure, président depuis la 68e édition après le départ de Gilles Jacob.
Les amoureux de cinéma trouveront leur compte dans ce livre, qui renferme bon nombres d'anecdotes, scènes et passages passionnants. Comme quand Jérôme Seydoux propose à Thierry Frémaux de lui succéder à la tête de Pathé un jour de décembre. S'en suivront des réflexions et interrogations pour finalement aboutir à un refus, un mois plus tard. Il y aussi ce dialogue, retranscrit par le délégué général, qui raconte comment Steven Spielberg, président du jury en 2013, le convainc de donner une triple Palme d'or à La Vie d'Adèle, pour le film et ses deux actrices principales, alors que le règlement l'interdit. Des scènes, parmi d'autres, que l'on imagine avec plaisir, jusqu'à vivre au jour le jour l'édition 2016 du Festival au rythme de Thierry Frémaux.
Le cinéma à partager. Sélection officielle est d'abord le livre d'un passionné de cinéma. Multiples hommages à des acteurs, des producteurs, des cinéastes, à des films. Thierry Frémaux livre au détour des paragraphes son portrait de cinéphile et détaille ses autres passions, comme la lecture ou l'Olympique Lyonnais. Une vie remplie donc, et un véritable emploi du temps de ministre, ponctué de nombreuses rencontres : "Dans la soirée, je fais l'aller-retour à Paris pour l'anniversaire de Léa Seydoux", "je traverse la Seine en sprintant sur le pont de l'Alma, rendez-vous au Plaza Athénée avec Harvey Weinstein pour évoquer ses films de l'année", "dîner avec Leïla Bekhti, qui part tout l'été en Suède pour tourner une série sur Canal+". "Pardon pour le name-dropping", s'excuse Thierry Frémaux à la fin de l'ouvrage.
Il est vrai que son quotidien ne ressemble à aucun autre. Sans cesse sollicité par le tout-cinéma, on ne sent pourtant pas de prétention dans cet égrenage de noms à tout va, mais plutôt une sincère joie de partager des moments de discussions et d'échanges avec les personnes citées. "Le cinéma, un art à partager", pourrait-on lire entre les lignes.
De toute évidence, Thierry Frémaux n'a pas fait ce livre pour régler des comptes. Aucun portrait au vitriol dans ses 600 pages, tout juste le cinéaste portugais Miguel Gomes est-il égratigné. Ce côté "positif" est tout de même regrettable lorsqu'est venu le temps d'évoquer des films. Le livre n'arbore aucun paragraphe strictement négatif sur une oeuvre. Des réserves apparaissent sur certains œuvres, mais jamais Thierry Frémaux ne se livre à l'exercice de la critique purement négative. Le délégué général du Festival de Cannes ne voit-il donc jamais de "navet" ?
Le miroir médiatique. Involontairement, Thierry Frémaux livre aussi le portrait d'un homme sensible à l'opinion médiatique, soucieux de l'image du Festival renvoyée par les médias, même s'il souligne que ses humeurs par rapport aux journalistes lui sont passées. "Autrefois, je me damnais pour connaître le moindre détail, je m’enthousiasmais, je m'énervais, (...) Puis je me suis éloigné de tout ça". Sélection officielle comporte pourtant bon nombres de piques adressées à certains critiques et journalistes. Thierry Frémaux se demande même à l'été 2015 : "comment rendre heureux les journalistes à Cannes ?".
Ainsi, Libération, Le Monde, Les Inrocks, Le Figaro n'échappent pas à quelques phrases acerbes. Le magazine spécialisé Première également, morceau choisi : "Première.fr titre : 'Thierry Frémaux, patron du festival le plus médiatique au monde, ne comprend pas les médias'. Ils ne font pas de faute d'orthographe à mon nom, c'est déjà beaucoup".
" Que dire à des gens qu'on déçoit ? Et comment faire pour ne pas les blesser ? "
Plus de 1.800 films visionnés, une soixantaine choisie. On comprend peut être mieux l'agacement qui gagne parfois Thierry Frémaux aux vues de la masse de travail gigantesque abattue par ses équipes et lui. À ce titre, les trois cents pages qui composent la deuxième moitié du livre - et narrent la période de janvier à mai - en sont des bons témoins. C'est là que la gigantesque machine cannoise se met en place, là que les coups de fils s'enchaînent sans discontinuer, là où les dialogues oscillent entre diplomatie et fermeté. Il faut savoir dire "non" aux uns, "oui" aux autres, un art de funambule car il ne faut froisser personne mais être ferme avec tout le monde. "Que dire à des gens qu'on déçoit ? Et comment faire pour ne pas les blesser ? Le plus cruel, c'est que notre refus est forcément violent - comme en amour, vraiment."
Au total, près de 1.800 œuvres sont visionnées en amont du Festival par Thierry Frémaux et ses trois comités. "De nombreux films qui frappent à la porte de la sélection sont parfaitement irregardables : essais expérimentaux abscons, films amateurs autoproduits dans une cuisine, on a droit à tout", explique-t-il. Et impossible de prendre de l'avance. Jusqu'à la dernière minute, les comités reçoivent des films. Mais seulement une soixantaine de réalisations sera finalement choisie pour la sélection officielle.