Alors que l'Occident médiéval se christianise, la présence juive relève du casse-tête. Pour l’historien Pierre Sauvy, c’est même "le seul accroc à l’unité religieuse qui soit tolérée en Occident", une tolérance dont ne bénéficient pas les "hérétiques et les païens".
De la tolérance aux massacres des Croisades
Pour le comprendre, il faut se pencher sur les écrits de Saint-Augustin au IVe siècle. "Le judaïsme n'est pas considéré comme une hérésie, parce que le christianisme considérait, selon ce qu'avait écrit Saint-Augustin, que les Juifs devaient être préservés : ils étaient les témoins authentiques de la vérité du christianisme", explique Sylvie-Anne Goldberg, historienne et directrice d’étude à l’EHESS, invité d'Au Cœur de l'Histoire. "Mais il y a un moment de bascule qui succède à l'appel à la Croisade".
En 1095, le pape Urbain II appelle à la première Croisade pour venir en aide aux Chrétiens d’Orient, et libérer le tombeau du Christ à Jérusalem, menacé par les Turcs seldjoukides. "Les Juifs étaient a priori les premières victimes potentielles des Croisés qui se rendaient en Terre sainte puisqu'ils étaient considérés comme les avant-postes des infidèles en Palestine", poursuit Sylvie Anne Goldberg. Des communautés juives entières sont ainsi massacrées en Europe, le long des rives du Rhin.
Des monarchies devenues "absolument chrétiennes"
Les Juifs subissent en fait la consolidation des sociétés occidentales autour de la religion chrétienne qui a lieu entretemps. "Nous avons des sources antijuives qui commencent très tôt, dès que les Pères de l'Église commencent à rédiger des textes. Or les textes pour définir ce qu'est un bon Chrétien se font à partir de l'image inversée de ce qu'est un Juif. Un Chrétien doit se définir essentiellement par le fait qu'il n'est pas juif", retrace l’historienne. Cependant, sans moyen de diffusion d’informations à grande échelle, l'évangélisation est essentiellement orale et elle prend des siècles, jusqu’à infléchir les décisions des monarques.
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Au IXe siècle, Agobard, évêque de Lyon qui milite pour l’unité du monde chrétien, s’inquiète auprès du roi Louis le Pieux de la concurrence intellectuelle du judaïsme. "Le roi n'en avait pas grand-chose à faire, parce qu'il n'estimait pas que l'Église devait lui dicter sa loi", raconte Sylvie-Anne Goldberg. "Par contre, au XIIe siècle si l'on prend le cas de Saint Louis, le monarque considère que sa royauté marche dans le droit fil des volontés divines".
Le tournant du conseil de Latran
En particulier, le roi va s’attacher à suivre les consignes données par le concile œcuménique de Latran de 1215 qui vise à renforcer l’unité catholique de l’Occident. "Il va chercher à éliminer cette population juive de la coexistence qui existait jusque-là entre les Juifs et les Chrétiens". Déjà, les Juifs étaient accusés de pratiquer des crimes rituels, comme se nourrir du sang d’enfants chrétiens ou de profaner des hosties. "On rend les Juifs monstrueux, c'est une manière de les diaboliser", soutient l’historienne.
En parallèle de cette diabolisation, les mesures discriminatoires se multiplient avec le concile de Latran. Pour identifier les Juifs, on leur impose le port de la rouelle, une pièce d’étoffe colorée. L’accès à certaines professions est également restreint. "À partir du moment où vous exercez un métier qui est reconnu, vous faites partie d'une couche sociale bien définie dans la société du Moyen-Âge. Lorsqu'on vous retire le droit d'exercer tel ou tel métier, on vous dégrade socialement", souligne Sylvie-Anne Goldberg.
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Les Juifs se tournent notamment vers le métier d’usurier, le prêt d’argent avec un taux d’usure, ce qui contribue à alimenter le préjugé antisémite du "Juif et l’argent". "Le terme d'usurier est à ranger au nom des péchés fondamentaux honnis par l'Église. C'est un marquage symbolique supplémentaire", poursuit-elle.
Suite logique de l’ostracisation, les Juifs sont aussi victimes d’expulsions massives afin d’éradiquer leur présence et d’encourager les conversions : en 1290, Édouard Ier chasse tous les Juifs du royaume d'Angleterre. En France, ils font l’objet de plusieurs édits d’expulsion et de rappels successifs au cours du XIVe siècle. En 1492, c’est au tour de l’Espagne, qui vient d’achever la Reconquista, de jeter les Juifs sur les routes de l’exil. "Le fait de vouloir expulser les juifs va de pair avec le processus de christianisation: plus l'Église devient forte dans les instances des pouvoirs royaux, plus la place des Juifs est compromise au sein de ces sociétés", résume Sylvie-Anne Goldberg.