C'est une histoire de garage. En 1995, deux étudiants de l'université Stanford, en Californie, inventent un logiciel révolutionnaire, qui analyse les relations entre les sites internet. Après avoir réussi à lever plus d'un million de dollars de fonds auprès de leur famille, d'amis et d'entreprises privés, Sergueï Brin (23 ans) et Larry Page (24 ans) s'installent dans un garage loué à une amie, et mettent en application leurs travaux pour créer un moteur de recherche ultra-efficace. Et qui permettra à leur société naissante de devenir le plus grand acteur mondial du web dix ans plus tard : Google.
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Google est le symbole même d'une success story à l'américaine. La start up est passée de deux fondateurs à 53.000 employés en moins de 20 ans, et d'un bénéfice d'1 million de dollars en 1998 à près de 13 milliards aujourd'hui. La clé du succès : l'innovation. Dans un marché du web naissant, Google a su surfer avec les bons outils, au bon moment. Mais un tel scénario est-il possible en France ? Le vieil Hexagone est-il capable de faire naître des champions de l'innovation ? Sont-ils déjà nés ? Possible. Les noms de Criteo, Qwant, Scality ou BlaBlaCar contribuent déjà à la renommée internationale de la France dans le monde de l'innovation numérique. Mais la France a encore des lacunes.
La France met les moyens. Le financement de l'innovation est l'une des priorités des différents gouvernements, et ce depuis des années. Crédit impôts recherche, Fonds commun de placement dans l'innovation, Banque publique d'investissement (BPI), les outils de financement de l'innovation se sont multipliés. Et ça marche : selon les chiffres compilés par Dow Jones et le cabinet EY en 2013, la France est le deuxième pays d'Europe en matière de financement de l'innovation, et le huitième au monde, derrière les États-Unis, le Royaume-Uni ou Israël, mais devant l'Allemagne et le Canada par exemple. Ces dispositifs "ont été des piliers de l’investissement dans l’innovation", saluait d'ailleurs en août Jérôme Lecat, le patron de Scality - un éditeur de logiciel franco-américain créé en 2009, et qui a multiplié son chiffre d'affaires par cinq en 2013 - dans une lettre à François Hollande publiée par Challenges.
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La BPI, par exemple, a consacré 750 millions d'euros au financement de l'innovation en 2013. La banque publique y a encore investi 86 millions au premier semestre 2014, soit un boom de 161% par rapport au premier semestre de l'an dernier. "Et on veut augmenter nos investissements de 30% en 2014", explique à Europe1 Antoine Boulay, porte-parole de l'établissement.
Un riche vivier de cerveaux. "La France est un pays fantastique pour créer une entreprise", saluait également Xavier Niel, patron de Free, jeudi au micro d'Europe1. Outre les possibilités de financement offertes aux PME, c'est le savoir-faire français qui est régulièrement mis en avant. "On dit parfois que les universités françaises sont en retard. Certainement pas. Les chasseurs de tête du monde entier viennent nous chercher nos ingénieurs. L'Epita, Pierre&Marie Curie etc. Nos écoles forment d'excellents professionnels", vante ainsi Guy Mamou-Mani, président du principal syndicat français de professionnels de l'industrie du numérique, le Syntec, contacté par Europe1.
"La France compte parmi les meilleurs ingénieurs high-tech. Ils sont extrêmement bien formés scientifiquement, portent l’une des meilleures pensées analytiques au monde, et un désir presque inné pour l’innovation", enchaîne également le patron de Scality dans sa lettre, n'hésitant pas à qualifier la France "d'écosystème pour les start-up". Google lui-même a d'ailleurs lancé récemment en France la première édition de son programme Launchpad, qui vise à former des jeunes pousses du numérique.
Criteo, déjà le Google français ? Outre Scality, cité plus haut, quelques success-story à la française se font d'ailleurs déjà un nom. "Au dernier Consumer électronic show (le CES, le plus important salon consacré à l'innovation technologique en électronique ndlr), 40 start-up sur 200 étaient françaises !", vante ainsi Antoine Boulay, de la BPI. Selon lui, le "Google français existe déjà". Et il cite Criteo, spontanément. Cette société "Made in France" est spécialisée dans le reciblage publicitaire. Elle crée des logiciels qui analysent le comportement des internautes, pour leur proposer les pubs qui leurs correspondent. Un outil qui multiplie par huit le taux de clic sur les bannières publicitaires. En 2012, le cabinet de conseil Deloitte décernait d'ailleurs à Criteo le 1er prix du Technology Fast 50, son palmarès des entreprises technologiques établi selon la croissance moyenne de leur chiffre d'affaires.
La Redoute, les 3 Suisses, Cdiscount, Pixmania, la Fnac, PriceMinister, The PhoneHouse, The Guardian, Sky Media… la société, née en 2005, compte déjà 2.000 clients à travers le monde. Son bénéfice, s'il reste mince (1,4 millions en 2013), double chaque année. Preuve de son potentiel, la société française est inscrite en Bourse depuis fin 2013 au… Nasdaq, la Bourse américaine des valeurs technologiques. "Honnêtement, peu de sociétés françaises sont éligibles au Nasdaq. Il faut afficher une croissance de 50 % à 100 % pendant plusieurs années et avoir une ouverture internationale pour décrocher son ticket", saluait à l'époque Michael Azencot, partenaire à la Financière Cambon, cité par Le Monde.
Criteo n'est pas seule. Si Criteo, depuis son entrée au Nasdaq, constitue une référence, elle n'est pas seule. Né en 2004, le site internet de covoiturage BlaBlacar fédère aujourd'hui 10 millions d'utilisateurs à travers l'Europe, ce qui en fait le leader sur le Vieux-continent. Proposant, à l'origine, un service gratuit, la start-up a changé de modèle économique en 2011. Elle prélève désormais environ 10% sur chaque voyage. Résultat : une croissance annuelle du chiffre d'affaires de 100% depuis cette date, atteignant près de 10 millions d'euros à l'heure actuelle. Le nombre de salariés de l'entreprise a été multiplié par deux en un an, pour atteindre 110 employés, et la société assure en recruter environ un par semaine. Cerise sur le gâteau : BlaBlacar vient juste de lever 100 millions d'euros d'investissement pour son développement international.
L'éditeur de logiciel médical Voluntis, le spécialiste de gestion des données franco-américain Talend ou encore le moteur de recherche "Made in France" Qwant connaissent également une croissance à deux chiffres et attirent des investisseurs du monde entier. "Sans parler déjà de Google français, beaucoup de sociétés françaises ont le potentielles pour devenir de très puissantes entreprises. Il faut les soutenir", résume Guy Mamou-Mani, président du Syntec.
Un droit du travail contraignant… Mais le risque de tuer ces beaux projets dans l'œuf, ou de les laisser partir à l'étranger, existe bel et bien. Le prometteur site de vente en ligne PriceMinister.com, par exemple, a été racheté par des japonais en 2010. Scality et Talend ont déjà une partie de leur siège sociale aux Etats-Unis. Le droit du travail, d'une part, semble en effet faire encore fuir les investisseurs.
"J’ai, par deux fois dans ma carrière, dû prendre la décision de licencier 40% du personnel du jour au lendemain pour sauver une entreprise, ce qui m’a permis de maintenir 60% des emplois, et de repartir d’un bon pied, pour réembaucher quelques mois plus tard. Aux Etats-Unis c’est possible. En France, le coût d’un plan social est tel que la seule possibilité est de déposer le bilan", regrette par exemple le patron de Scality. "La France est entachée ici d’une image déplorable en matière de droit social, à tel point que nombre d’investisseurs américains s’opposent à tout établissement d’équipe en France", poursuit-il.
… Et une France encore trop frileuse. "La France est l'un des pays qui taxe le plus les hauts salaires. C'est un problème pour garder nos meilleurs ingénieurs", poursuit Guy Mamou-Mani, président du Syntec. Mais selon lui, au-delà du droit du travail, c'est un problème de culture qui bride l'innovation française. "En France, l'investissement n'est pas reconnu. Il y a très peu d'actionnaires français. La BPI essaie de compenser, mais le mal et beaucoup plus profond culturellement", estime-t-il. En outre, "on trouve en France fort peu d'analystes financiers suivant les sociétés techno, et susceptibles de donner envie d'acheter de futurs joyaux de la cote aux investisseurs", écrivait l'an dernier Julien Dupont-Calbo, journaliste spécialisé au Monde.
L'exemple de François Lagunas, rencontré par Europe1, illustre parfaitement ce mal français. Ce développeur français a mis au point une application de montage de vidéo, avec le studio Stupeflix, qui lui valu de monter sur scène lors de la dernière présentation des iPad d'Apple. Stupeflix, entreprise française, a un employé basé à plein temps en Californie pour faire le point avec les géants américains du secteur. Sans ce lien, sans ce réseau basé au cœur de la Silicon Valley, Stupeflix n’aurait jamais pu réaliser sa dernière levée de fonds : "On a pu lever 1,5 million d’euros, là où en France on aurait levé maximum 100.000 euros. C’est incomparable en matière d’investissement", conclut François Lagunas.