Le modèle traditionnel de l’entreprise telle que nous la connaissons est-il menacé ? Alors que le gouvernement a ouvert lundi la consultation publique sur la loi Pacte (pour "plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises") qui doit durer jusqu’au 5 février, une piste de ce texte encore brut a émergé : l’exécutif veut reconnaître des "entreprises à mission", des entreprises qui prennent en compte officiellement "une mission sociale, scientifique ou environnementale".
Pour l’heure, une société est, selon le Code civil, "instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice." Pas de référence, donc, aux autres buts sociaux ou environnementaux de l’entreprise, ce qui frustre de nombreux entrepreneurs. Car si plusieurs dispositifs ou labels existent déjà, elles ne permettent pas le plein épanouissement d'entreprises soucieuses d'intégrer ces problématiques.
Les labels existent déjà. De nombreuses sociétés n’ont en effet pas attendu la loi Pacte pour afficher un visage social, écologiste et à gouvernance équitable. PinotBleu en fait partie : la petite start-up lyonnaise spécialisée dans des coffrets composés de vins bio, lancée en septembre 2016, a obtenu sa certification B Corp un an plus tard. B Corp ? Créé en 2006 aux États-Unis, ce label parmi d’autres regroupe aujourd’hui 41 entreprises françaises estampillées benefit corporation, entreprise à but lucratif qui ne raisonne pas uniquement en termes de bénéfices. Dans le monde, plus de 2.000 structures sont concernées.
" Qu’est-ce que vous faites pour motiver vos salariés à venir à vélo ? Vos fournisseurs sont-ils situés dans un rayon de 80 km ? "
De la société de meubles Camif aux produits laitiers des 2 Vaches, filiale de Danone, en passant par La Ruche qui dit oui ou Nature et découvertes, ces dizaines d’entreprises ont subi un examen minutieux avant de bénéficier de cette étiquette. "On répond à un formulaire de 200 questions très diverses", se rappelle Thomas Lemasle, cofondateur de PinotBleu. Qu’est-ce que vous faites pour motiver vos salariés à venir à vélo ? Qu’est-ce qui est prévu en matière de congés maternité et paternité ? Vos fournisseurs sont-ils situés dans un rayon de 80 km ? Depuis les États-Unis, B Corp pose ensuite des questions plus détaillées et teste la validité de notre dossier lors d’un appel d’une heure et demie."
Compliqué pour les grands groupes ? Le label vaut pour deux ans, avec réexamen au terme de cette période et obligation d’améliorer son score pour conserver l’agrément. Essentiellement décerné aux PME pour l’heure, il semble toutefois difficilement applicable aux grandes entreprises, pour qui vérifier les comptes dans chaque pays investi rend la certification bien plus compliquée, explique Benjamin Enault, directeur associé d’Utopies, cabinet de conseil qui a été la première entreprise certifiée B Corp en 2014 et qui est depuis le partenaire de ce mouvement pour la France. C’est la raison pour laquelle Les 2 vaches est une "B Corp", tandis que sa maison-mère Danone ne l’est pas.
Quant à la Responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises, si elle prend en compte les critères sociaux et environnementaux dans les objectifs de l'entreprise, ces derniers ne rentrent pas dans sa définition-même. Or, la création "d'entreprises de mission" aurait une vertu double : améliorer l'image des sociétés qui se placeraient sous ce régime et rejoindre des pays pionniers en la matière, comme les États-Unis, la Suisse ou l'Italie.
"Ça ne doit pas servir de paravent". L’idée d’un "objet social élargi" séduit donc le gouvernement et sa majorité, ainsi qu’une partie de la droite et de la gauche. Mais "cela ne doit pas servir de paravent", prévient Dominique Potier, député PS qui a déposé une proposition de loi comprenant, entre autres dispositions, l’introduction des "sociétés à mission" en France. Contre le risque de se servir d’un label comme un simple outil de communication, le parlementaire estime qu’il "faut un label public" avec "de l’objectivité" pour "créer les conditions d’une véritable information". "La multiplication des étiquettes privées pose un problème", constate-t-il. En clair, une "société de mission" ne devrait avoir ce statut que si l'entreprise met en oeuvre une politique concrète dans le respect des droits sociaux et de l'environnement, ou dans le soutien à la recherche scientifique.
" Modifier le Code civil ferait craindre de voir l’engagement des entreprises à missions dilué "
Quelle forme devra prendre cette prise en compte de l’empreinte carbone des entreprises ou des inégalités de salaires entre hommes et femmes ? Pour l’heure, la proposition du gouvernement est encore floue et toutes les hypothèses sont sur la table : faut-il réécrire des articles du Code civil datant de 1833 et donc l’appliquer à toute entreprise, comme l’évoquent certains, ou simplement donner la possibilité aux sociétés volontaires de le faire ? "Modifier le Code civil serait un geste fort, mais notre crainte est de voir l’engagement des entreprises à missions dilué", prévient Benjamin Enault. En clair, si toutes les sociétés deviennent sur le papier des entreprises à mission, vont-elles se transformer pour autant, sans changer leur modèle économique ?
Le patronat peu enthousiaste. Pour Pierre Gattaz, président du Medef, toucher au Code civil revient à emprunter une "solution du passé" pour préparer le futur. Avec la création de sociétés à mission, "vous créez un droit opposable et risquez de vous retrouver devant les tribunaux. Si vous avez plusieurs objets sociaux (les objectifs de l'entreprise NDLR), il faudra bien arbitrer entre eux – ce qui ne peut être fait que par un juge", prévenait également en décembre dans La Croix François Soulmagnon, directeur général de l’Afep, représentant de grands groupes français. Pour le patronat, poursuivre des objectifs contradictoires serait une gageure : comment respecter ses objectifs en matière d'écologie quand on doit ouvrir un forage pétrolier offshore pour se développer ?
Une consultation fourre-tout ouverte trois semaines
Parmi les autres propositions que le ministère de l’Économie a publiées sur son site consacré, on retrouve l’allègement des seuils sociaux et fiscaux, l’ouverture de l’enseignement secondaire au monde de l’entreprise ou encore la création d’un droit à l’innovation des salariés. Au nombre de 31, ces propositions sont complétées par les apports des internautes, lesquelles recueillaient pour certaines davantage d’avis positifs que les pistes de Bercy, lundi en fin d’après-midi. Les citoyens ont jusqu'au 5 février pour voter "pour", "contre" ou "mitigé" sur l’ensemble de ces propositions, avant un futur projet de loi au printemps.