Après les Offshore Leaks, les SwissLeaks, les Panama Papers et les Paradises Papers, voici les "CumEx Files" (avec et sans, en latin), une nouvelle salve de révélations sur des pratiques d’optimisation et de fraude fiscale, publiées jeudi par Le Monde et plusieurs autres médias européens. Au cœur de ce scandale : des schémas permettant aux actionnaires d’entreprises européennes d’échapper à l’impôt sur les dividendes. L’Allemagne apparaît comme le pays le plus touché, avec sept à douze milliards d’euros échappés de 2005 à 2012. La France, de son côté, est concernée par les "CumCum", des montages d’optimisation complexe qui privent le fisc de milliards d’euros chaque année.
Un mécanisme d’une grande simplicité. "CumCum", c’est le nom donné dans le monde jargonneux de la finance, à un type de montage bien particulier, destiné aux investisseurs étrangers qui possèdent des parts dans les entreprises cotées en Bourse en France. Avec le concours d’institutions financières - les banques en premier lieu -, ils parviennent ainsi à échapper à la taxe sur les dividendes, appliquée uniquement aux actionnaires étrangers (les Français sont imposés uniquement sur leurs revenus). Celle-ci se monte en général à 15% du montant versé mais peut différer un peu selon le pays d’origine de l’actionnaire.
Le principe du mécanisme est extrêmement simple : juste avant le versement des dividendes, l’investisseur étranger prête ses actions à une grande banque française. Elle perçoit les dividendes à sa place, sans payer de taxe, et lui reverse le montant quelques jours plus tard. Tout le monde s’y retrouve : l’actionnaire récupère son dividende sans payer de taxe pendant que la banque réalise au passage de petits profits grâce aux frais de transaction. Le perdant de l’histoire est le fisc, et donc l’État français, qui ne perçoit rien : il ne taxe ni la banque ni l’investisseur.
Dans la zone grise de l’optimisation fiscale. Ce montage, bien connu des institutions financières et des investisseurs étrangers, selon Le Monde, ne s’apparente pas à de la fraude fiscale mais plutôt à de l’optimisation. Elle repose en effet sur une technique, tout à fait légale en France (mais pas en Allemagne ou aux États-Unis) : l’arbitrage de dividendes. Ce dispositif consiste à réduire par tous les moyens la fiscalité imposée aux propriétaires d’actions en faisant circuler leurs titres vers des pays où les taxes sont plus faibles, voire inexistantes. Les "CumCum" sont un arbitrage de dividendes parmi d’autres.
Jusqu'à trois milliards en moins pour le fisc chaque année
Dans son enquête, Le Monde met en lumière l’impact conséquent de ces montages sur les finances publiques françaises. Selon les estimations du quotidien, sachant que la moitié des dividendes versées par les entreprises du CAC 40 vont à des étrangers, le préjudice atteindrait jusqu’à trois milliards d’euros en moins dans les caisses de l’État chaque année. Des sommes astronomiques qui résonnent avec l’actualité, alors que l’Assemblée vote actuellement le budget pour 2019, avec au menu de sérieuses économies dans la fonction publique.
Un business pour les banques françaises. Par ailleurs, ces révélations exposent le rôle clé des grandes banques françaises dans cette affaire. Le Monde a recueilli des témoignages d’anciens traders, notamment de la Société générale, dont le travail était entièrement dédié à ces arbitrages de dividendes. Le Crédit agricole et BNP Paribas sont également cités dans l’enquête, au même titre que des institutions étrangères comme la Deutsche Bank, qui a procédé à environ 1,8 milliard de transactions d’actions de ce type entre 2008 et 2011. Sept ans plus tard, ces pratiques sont toujours en vigueur.
Interrogées par Europe 1, les banques visées se défendent. La Société Générale et BNP Paribas répondent en chœur : "pas de commentaire". Ça c'est pour la partie officielle. À demi-mot, elles évoquent "un sujet allemand", qui ne concerne pas tant que ça les banques françaises, l'enquête du Monde aboutissant surtout à "un effet loupe". Quant au Crédit Agricole, elle affirme, dans un court communiqué, n'avoir rien à se reprocher. Une autre des banques concernée affirme ne pas avoir le sentiment d'avoir mal agi. Une troisième précise que les activités potentiellement en cause ont fait l'objet d'une vérification du fisc l'an dernier. Une vérification qui n'aurait rien donné. Reste que, à une époque où seuls quatre Français sur dix font confiance à leur banque (selon un sondage du cabinet Deloitte paru en 2017), cette nouvelle affaire ne devrait pas redorer l’image des banques et de la finance en général.
Le gouvernement sera "intraitable" avec les fraudeurs
Le ministre de l'Action et des Comptes publics Gérald Darmanin a réagi mardi après-midi à ces révélations. "Les dossiers (des "CumEx Files", ndlr) sont parfaitement identifiés par l’administration fiscale française. Si les infractions sont confirmées nous serons intraitables : le gouvernement entend lutter sans merci contre toutes les formes de fraudes", a twitté le ministre.