Dans l’épisode précédent , Robert Oppenheimer, physicien génial et charismatique, a été choisi par le général Leslie Groves pour piloter le projet Manhattan dont la mission est de fabriquer la première bombe atomique de l’histoire pour les États-Unis. Mais Oppenheimer est tourmenté. Il est à la fois grisé par la recherche scientifique et effrayé par le potentiel destructeur de ses découvertes. Il est aussi étroitement surveillé par le FBI pour ses accointances avec des communistes. "Au Cœur de l’Histoire" est une production Europe 1 Studio.
Sujets abordés : Bombe atomique - Etats-Unis - URSS - Seconde Guerre Mondiale - Guerre Froide - Physique - Chimie - Projet Manhattan - FBI – Communisme – Harry Truman – Hiroshima – Nagasaki
À la mi-juin 1943, Oppenheimer quitte le laboratoire de Los Alamos pour quelques jours. Son amour de jeunesse, Jean Tatlock, souhaite le revoir et il se précipite dans ses bras. La militante communiste, rongée par une lourde dépression, lui annonce qu’elle l’aime toujours. Après une nuit avec elle, il rentre au Nouveau Mexique où il poursuit ses travaux sur la bombe atomique.
Deux ans plus tard, en mai 1945, l’Allemagne se rend. La guerre se termine avant la fin de la course à l’armement nucléaire. Les yeux bleus d’Oppenheimer semblent assombris par des tempêtes intérieures.
Maintenant que la guerre est terminée, il n’est pas certain qu’il soit nécessaire de poursuivre le projet Manhattan : il ne souhaite pas créer des armes destructrices pour de futures guerres. Si la guerre est terminée, les bombes nucléaires pourraient servir plus tard… peut-être dans une autre guerre avec des conséquences terribles pour l’humanité. Mais le Pentagone n’est pas de son avis et leurs recherches sont sur le point d’aboutir. Il faut aller jusqu’au bout.
Les physiciens appellent leurs bombes des “gadgets” et désormais, l’un de ces gadgets est prêt à être testé.
"Le destructeur des mondes"
La première bombe atomique créée à Los Alamos est testée dans la vallée de la Jornada Del Muerto au petit matin du 16 juillet 1945. Elle explose à 5h29 en semant la mort et la désolation dans un rayon de 160 km. Oppenheimer est ravi par son succès technique et dévasté par le potentiel meurtrier de son arme.
Ses collaborateurs témoignent de son apparence stoïque au moment de l’essai Trinity : "ça a marché", murmure-t-il. Mais en son for intérieur, il se récite la prophétie de Krishna (dans le Bhagavad-Gita), comme il le confessera bien plus tard lors d’une interview : « Je suis devenue la mort, le destructeur des mondes. »
Les bombardements de Hiroshima et Nagasaki
Quelques jours plus tard, Oppenheimer assiste à une réunion de défense top secrète avec le président des États-Unis et le général Leslie Groves. Il est question de forcer le Japon à se rendre et de venger l’humiliation de Pearl Harbor. Pour cela, les États-Unis largueront deux bombes sur des sites stratégiques : deux villes liées à l’histoire glorieuse du Japon. Les bombes tueront des civils et mineront le moral de tout le pays, mettant fin à l’effort de guerre.
Pour le physicien, cette réunion est une torture. Il ne veut pas avoir des morts sur la conscience mais refuse de s’opposer à la décision du gouvernement en raison de ses valeurs : loyauté et patriotisme. Il exprime tout de même ses réticences malgré la volonté du président Truman.
Le 6 août 1945, à 8h16, la bombe atomique baptisée Little Boy explose à l’aplomb de l’hôpital Shima, situé en plein cœur d’Hiroshima. Cette ogive contient 64 kg d’uranium 235 dont seulement 700 grammes entrent en fission, c’est-à-dire 1,1%. La puissance de son explosion est comparable à près de 15 kilotonnes de TNT. Le centre de la ville est soufflé. 70 000 personnes meurent sur le coup dans un rayon de 12 km. Une bulle de gaz incandescent produit une onde de choc qui brûle les personnes situées au-delà de cette zone. Des vents entre 300 et 800 km balayent tout sur leur passage.
Alors que le champignon atomique s’élève dans le ciel, des incendies se déclenchent sur des dizaines de kilomètres. Puis les poussières radioactives se mettent à voler et retombent au sol, plaquées par une pluie noire et grasse qui pollue les eaux et la terre. Le véritable enfer ne fait que commencer pour les survivants. Une partie de l’équipage de l’Enola Gay, l’avion qui a largué la bombe, est pris de remords face à la puissance inédite de la déflagration... des remords vite étouffés par leur patriotisme et leurs collègues.
Trois jours plus tard, le 9 août, le même scénario recommence à Nagasaki. La bombe Fat Man est encore plus puissante. Son explosion correspond à 20 kilotonnes de TNT. Elle contient 6,4 kg de plutonium 239 et tue 35 000 personnes sur le coup. C’est Moins qu’à Hiroshima car la ville est contenue dans une vallée dont les reliefs brisent l’onde de choc.
Entre ces deux villes, près de 100 000 personnes meurent encore dans les jours suivants à cause des radiations, des incendies et des famines.
Oppenheimer quitte le projet Manhattan
Aux États-Unis, Robert Oppenheimer est devenu un homme triste. Il a perdu sa faconde et son charisme. La culpabilité est un poison qui le ronge de l’intérieur. Lors d’un rendez-vous avec le président Truman, il se plaint d’avoir du sang sur les mains. Celui-ci se met en colère parce que le bombardement, c’était sa décision à lui. Il refuse de revoir Oppenheimer à la Maison Blanche et il qualifie désormais le chercheur de Crybaby scientist, de pleurnichard de scientifique.
Oppenheimer demande à quitter la direction scientifique du projet Manhattan. Il a rempli la mission pour laquelle il avait été recruté. Le 16 octobre 1945, il est remplacé par le physicien Norris Bradburry.
Le pacte de Faust est consommé. Oppenheimer a vendu son âme au Diable pour être un scientifique célèbre. Il fait la une de tous les journaux, il est reçu par tous les médias mais le cœur n’y est pas. Le prix de sa célébrité est bien trop cher à payer et pourtant toutes les Université d’Amérique lui font un pont d’or. Il enseigne à nouveau à Caltech et à Berkeley.
L'année suivante, en 1946, le gouvernement américain crée la Commission de l’énergie atomique chargée de fabriquer l’armement nucléaire et Oppenheimer reçoit la médaille du mérite pour son action pendant la guerre. Il continue de donner des conseils au ministère de la Défense et prend la présidence du comité consultatif général de la Commission.
Hoover et la "peur rouge"
En 1949, l’URSS fait exploser sa première bombe atomique au Kazakhstan. Les Renseignements américains tombent des nues : ils pensaient que les Soviétiques avaient 10 ans de retard. L’hypothèse de traîtres et d’espions à Los Alamos se fait jour. John Edgard Hoover, le directeur du FBI, entame sa chasse aux sorcières : faire payer les communistes qui ont trahi l’Amérique. Son action vengeresse est encouragée par le sénateur Joseph Mac Carthy, élu en 1950. Cette période de 4 ans qu’on appelle le Maccarthysme se caractérise par une lutte intérieure contre le communisme aux États-Unis dans le cadre de la guerre froide. Le pays est en pleine « peur rouge ».
Elisabeth Zaroubina, l’amie espionne de Kitty Oppenheimer, est rentrée en URSS dès l’année 1944 et ne travaille plus pour le KGB. Mais elle avait pris soin de placer de nombreux agents dans le projet Manhattan pour servir de fusibles et protéger Oppenheimer. Si celui-ci venait à être soupçonné de trahison, l’identité des agents sous couverture serait révélée.
Parmi les espions russes, il y a physicien Klaus Fuchs. En 1950, cet Allemand est condamné à 9 ans de prison pour avoir divulgué des secrets sur la bombe atomique. Issu d’une famille antinazie, il avait intégré le parti communiste dès les années 1930 et était probablement devenu un agent dormant de Zaroubina, avant de partir en mission en intégrant Los Alamos. Il a échappé à la perpétuité car les États-Unis n’étaient pas en conflit frontal avec l’URSS quand il a été recruté dans le laboratoire.
Les soupçons du FBI contre Oppenheimer
Donner quelques espions n’est pas suffisant pour protéger parfaitement Oppenheimer qui est suspecté d’être un agent soviétique par certains de ses anciens collaborateurs. Le FBI n’arrive pas à prouver qu’il est un véritable communiste et encore moins un espion. Mais ils ont suffisamment de doute pour suspendre ses habilitations secret défense.
En 1954, le FBI lui fait subir une audition de sécurité qui doit permettre de déterminer s’il peut ou non garder ses autorisations à connaître des secrets militaire. Ce n’est pas la première fois que le FBI confronte Oppenheimer qui avait déjà livré de son plein gré et dans l’espoir de prouver sa loyauté des noms de communistes dans son entourage comme celui du professeur Chevalier, un de ses amis spécialisé en littérature française.
Mais Oppenheimer vit cette audition comme une infamie. Son pays a une drôle de façon de le remercier pour les services qu’il lui a rendu. Écœuré, il regarde le FBI fouiller dans sa vie privée et professionnelle.
Le comité d’audition lui demande de parler de sa visite à la communiste Jean Tatlock, son ancienne amante, en 1943. Oppenheimer jure que leur rencontre était purement sentimentale et qu’il ne lui a livré aucune information sensible. Jean était dépressive et elle s’est suicidée six mois après leur dernier rendez-vous.
Si Oppenheimer s’en tire bien au sujet de sa liaison avec Jean, le témoignage d'Edward Teller s’avère accablant. Le physicien est un des ennemis intimes du père de la bombe A parce que celui-ci a freiné son ascension professionnelle au sein du projet Manhattan et l’a poussé à arrêter ses recherches sur la bombe H. Pour Teller, le comportement d’Oppenheimer est antipatriotique et suspect.
Pendant les 27 heures de l’audition, le chercheur est humilié par tous les scientifiques jaloux de sa réussite qui ne rêvent plus que de sa déchéance. Seul Albert Einstein lui écrit une lettre de soutien.
À l’issue de l’audition, le comité conclut que le Dr Robert Oppenheimer est un citoyen américain loyal mais que ses sympathies pour des communismes justifient qu’on lui retire ses habilitations. Cette mesure se veut donc préventive et non pas punitive. Elle est surtout humiliante. Dans l’ambiance de terreur rouge du maccarthysme, la déchéance d'Oppenheimer est le symbole du triomphe d’une Amérique débordante d’armes nucléaires. Elle en possède déjà 300 en réserve à cette date. Or, le chef du projet Manhattan véhicule publiquement un discours incitant à la prudence à l’encontre de la prolifération de ces armes. C’est cette voix mesurée que la partie la plus belliqueuse de l’Amérique a voulu faire taire.
Un homme brisé mais qui continue la recherche
Oppenheimer retourne à la recherche fondamentale. Il devient le directeur de l’Institute for Advanced Study de Princeton où il continue à faire rayonner son pays par la qualité de ses recherches et ses échanges avec d’autres physiciens. Malgré la reconnaissance de ses pairs, Oppenheimer s’enfonce dans un état mélancolique.
Sa vie personnelle est un naufrage. Son épouse Kitty, toujours alcoolisée, vient l’humilier jusque dans son bureau quand elle ne met pas le feu à la maison parce qu’elle s’est endormie avec une cigarette à la bouche. Mais Robert continue à se voir en sauveur. Il refuse de la faire hospitaliser. La réalité est qu’elle est pour lui un dernier point de repère dans un monde qui se disloque, et où il se voit lui-même en génie destructeur.
Ironie du sort, en 1963, le département de l’énergie des États-Unis décide de le distinguer pour ses travaux de recherches. Le président Lyndon Johnson lui remet le prix Fermi, du nom du physicien italien nobélisé qui avait travaillé avec lui sur le projet Manhattan. Son vieil ennemi Edward Teller en avait été primé l’année précédente. Il est naturellement présent à la remise du prix de Oppenheimer et, devant la foule, vient lui serrer la main pour le féliciter. Lui, l’homme qui, par jalousie, a participé à son éloignement du gouvernement.
Au fond de lui, Oppenheimer est un homme brisé mais il est toujours très impliqué dans la recherche internationale, il préside le congrès Solvay en 1964. Chaque année, l’événement rassemble les plus grands physiciens et chimistes du monde pour comparer leurs recherches et faire avancer la science.
L’année suivante, Oppenheimer se voit diagnostiquer un cancer de la gorge. Il paie le prix de ces longues années où la cigarette a été sa compagne de chaque instant. Il meurt à Princeton le 18 février 1967.
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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio.
Ecriture et présentation : Virginie Girod
- Production : Europe 1 Studio
- Direction artistique : Adèle Humbert et Julien Tharaud
- Réalisation : Clément Ibrahim
- Musique originale : Julien Tharaud
- Musiques additionnelles : Julien Tharaud et Sébastien Guidis
- Communication : Kelly Decroix
- Diffusion et rédaction : Romain Vintillas
- Visuel : Sidonie Mangin