Alexandre Yersin n'était pas qu'un scientifique de génie, c'était aussi un aventurier chevronné. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous raconte les périples de cet amoureux de l'Indochine et de l'Asie.
Lorsqu'il débarque à Saïgon en 1890, Alexandre Yersin est immédiatement fasciné par l'Indochine. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte les pérégrinations, parfois dangereuses, de ce médecin à l'âme d'aventurier.
Au cours de son long voyage vers Saigon, Yersin n’est pas le médecin du bord mais simplement un passager. Il est émerveillé des paysages et des populations qu’il rencontre : Messine, la Crète, Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Aden, Colombo, Singapour et enfin Saïgon où il arrive le 18 octobre. Il ne sait pas encore que ce merveilleux voyage, il va le faire souvent, dans les deux sens. Il finira même par le trouver un peu long !
Il est affecté à bord du Volga sur la ligne Saïgon-Manille qui lève l’ancre dans quatre jours. Juste le temps pour lui de découvrir Saïgon et sa jumelle Cho-Lon, porte de l’Indochine pour les Européens et capitale de la riche province de Cochinchine. C’est la plus occidentalisée des villes de l’Extrême-Orient, avec de larges avenues plantées d’arbres, des bâtiments publics de type européen comme le palais du gouverneur, la cathédrale et les théâtres ainsi qu’un très beau jardin botanique.
Dans les rues, une foule nombreuse. Les Annamites marchent pieds nus. Hommes et femmes portent des tuniques bleu foncé sur des pantalons de même couleur. Il y a des pousse-pousse, des porteurs à balancier et puis les grands hôtels et les cafés, eux aussi très européens.
Cho-Lon est tout le contraire. C’est une ville chinoise aux rues étroites, bruyantes et colorées, aux étals proposant toutes sortes de nourritures, légumes, poulets, poissons… Le soir, chaque chinois porte sa petite lanterne au bout d’un bâton, ce qui donne à la nuit l’aspect d’une fête perpétuelle.
Son premier voyage à Manille ne pose aucun problème à Yersin : il n’y a qu’un seul malade à bord, qui souffre de goutte. A chaque voyage, d’escale en escale, le médecin est attiré par l’arrière-pays des Philippines, qu’il découvre avec ses lacs, ses plantations, ses arbres immenses et ses villages pittoresques.
A Saïgon, lors de ses repos, il fait des excursions en sampan le long des côtes. En 1891, la ligne Saïgon-Manille est supprimée. Il va être affecté sur la ligne Saïgon-Haïphong, le port maritime et fluvial à l’embouchure du Fleuve Rouge qui, en amont, traverse Hanoï, la capitale du Tonkin. Le trafic entre Hanoï et Haïphong est intense : on voit trois fois par jour des passagers sur des multitudes de chaloupes à vapeur et de jonques.
Comme à son habitude, Yersin va visiter l’arrière-pays. Il remonte le Fleuve Rouge vers la Montagne des Sept Pagodes. Là, il n’y a plus de trafic du tout car le fleuve est infesté de pirates, la plupart chinois, qui incendient les villages, pillent et massacrent sans arrêt. Mais il y a aussi les pirates annamites qui, en général, ne s’attaquent pas aux Français car ils les savent armés.
Lors de ses voyages, en longeant la côte indochinoise dont il dresse la carte, il est fasciné par la baie de Nha-Trang. Yersin a le projet de quitter le bateau à Nha-Trang pour rejoindre Saïgon à travers la chaîne annamitique, prolongement de la chaîne du Tibet qui traverse la péninsule indochinoise. On lui dit que c’est infaisable. Néanmoins, le 29 juillet 1891, il se fait déposer à Nha-Trang. Il se lance dans la traversée du pays des Moïs. Il rencontrera ces tribus qui n’ont jamais vu un blanc, mais devra rapidement rebrousser chemin, le périple s’avérant effectivement trop compliqué.
Mais Yersin ne s’avoue pas vaincu ! A son retour, il demande à la Compagnie des Messageries Maritimes une mise en disponibilité d’un an, renouvelable. Et entre le 28 mars et le 25 juin 1892, parti de Nha-Trang, Yersin arrive à Phnom-Penh, au Cambodge, alors protectorat français. Il réalise finalement la première traversée annamitique, en un peu moins de trois mois.
Ce voyage, il l’effectue en géographe, muni d’instruments lui permettant de déterminer la position de tous les villages traversés. Il est tantôt à cheval, tantôt en pirogue sur des rivières dangereuses. Certaines tribus sont hostiles, les forêts sont infestées de tigres qui chassent la nuit. Le danger est partout...
Fort de son succès, Alexandre Yersin revient à Paris pour présenter le résultat de sa mission, et dans l’espoir d’obtenir des subventions pour de nouvelles explorations. Il en profite pour rendre visite à Pasteur et au Docteur Roux et regagne Saïgon six mois plus tard.
Il se lance dans une nouvelle expédition. Elle lui permettra de découvrir le plateau de Lang Dian, idéalement situé dans la montagne et bénéficiant d’un climat plus respirable que celui de la côte. C’est là que, grâce à lui, se construira la ville de Dalat, qui deviendra la villégiature montagnarde de Saïgon.
En 1894, le gouverneur général lui demande de reconnaître le tracé d’une route qui joindrait Nha-Trang à Tourane, un long trajet à travers le pays des tribus Moïs, très hostiles. Il accomplit ce qu’on lui demande avec efficacité. C’est à son retour qu’il se rend à Hong-Kong où il y a une épidémie de peste, comme je vous l’ai raconté dans le premier épisode de ce récit.
Le retour à l’institut Pasteur
Après Hong-Kong, Yersin rentre à Saïgon. Il entreprend une étude sur la peste bovine qui affecte les troupeaux de buffles d’Indochine à Nha-Trang. Mais en avril 1895, il est obligé d’interrompre son travail : le gouvernement français et l’Institut Pasteur le rappellent à Paris. Il doit participer aux travaux entrepris dans le laboratoire d’Emile Roux sur le bacille de la peste qu’il lui avait envoyé de Hong-Kong.
Le but est de trouver un vaccin contre la peste et un sérum provenant d’animaux guéris pour traiter les malades non vaccinés. Grâce à ces travaux, la possibilité de prévenir et de guérir la peste humaine est théoriquement acquise à partir de l’été 1895.
Comme les expériences qu’il vient de faire à l’Institut Pasteur ont démontré l’utilité du sérum de cheval, il se propose d’installer à Nha-Trang un laboratoire chargé de le préparer en grandes quantités. Il veut aussi poursuivre là-bas ses études sur la peste bovine.
Yersin a été heureux de revoir Roux et Pasteur. Il a été ému par la dégradation de l’état de santé de ce dernier. Louis Pasteur meurt le 28 septembre 1895. La visite de Yersin, auréolé par sa découverte du bacille de la peste, aura été sa dernière joie scientifique.
De retour en Indochine, Alexandre s’installe à Nha-Trang, dans une petite maison au bord de mer. Devant héberger des chevaux pour préparer le sérum, il fait construire une écurie et des paillotes pour les cobayes dans la vieille citadelle. Mais l’infatigable voyageur doit à nouveau partir : il est appelé à Bombay où la peste fait des ravages…
Il y arrive avec son sérum anti-pesteux le 5 mars 1897. Fin mai, il est relayé par un autre pasteurien, le docteur Simond, qui découvre, l’année suivante, le rôle de la puce dans la transmission de la peste. Si ce sont bien les rats qui sont infectés par le bacille, ce sont les puces qui, après les avoir quitté, transmettent la peste à l’homme par leurs piqûres. Le bubon caractéristique de la maladie est en fait un ganglion enflammé très enflé qui se forme au point d’inoculation par cette piqûre, généralement à l’aine ou au creux de l’aisselle.
Yersin s’installe définitivement à Nha-Trang
Yersin décide finalement de s’installer définitivement à Nha-Trang. Il acquiert une étrange demeure au bord de la mer, une sorte de phare cubique, haut de deux étages. Au rez-de-chaussée, il y a une salle à manger, au premier étage, son bureau, et au second la chambre. Par la suite, au-dessus de sa chambre, il fera aménager un petit observatoire astronomique dont la coupole se verra de loin.
Il adore ce petit village de pêcheurs. A 600 mètres de sa maison, se dresse l’Institut pasteur de Nha-Trang. Au rez-de-chaussée, un laboratoire est réservé à la préparation du sérum et aux stérilisations. Au premier étage, sont installés trois autres laboratoires dont deux accueillent les élèves, la bibliothèque et le bureau du directeur : Alexandre Yersin lui-même.
Il recrute un vétérinaire pour les nombreux troupeaux de buffles dont il a besoin pour ses expériences. Il doit d’ailleurs trouver de nouveaux endroits dans l’arrière-pays pouvant les accueillir. Après cette surprenante expérience dans l’élevage, l’étonnant Yersin va devenir… planteur ! Dans des territoires au-dessus de Nha-Trang, il commence par la culture du café puis du manioc et du palmier à huile. Mais surtout, il se lance dans la culture à grande échelle de l’hévéa du Brésil, l’arbre à caoutchouc qu’il introduit dans la région. Cela fonctionne très bien et lui procure des ressources financières pour son Institut.
En 1902, Yersin crée l’école de médecine d’Hanoï
Jusqu’en 1900, aucun enseignement officiel français (primaire, secondaire ou supérieur) destiné aux Indochinois n’existait dans l’ensemble de la colonie. C’est Paul Doumer, ancien ministre des Finances, nommé gouverneur général d’Indochine en 1897 qui décide d’implanter à Hanoï le premier foyer de culture française.
Il commence par une école de médecine et demande à Yersin de diriger ce vaste ensemble comprenant l’école proprement dite, un laboratoire dépendant de l’Institut Pasteur, un hôpital et des maisons destinées aux directeurs, médecins et élèves. Le médecin-aventurier ne peut refuser cet honneur.
La première année, 375 candidats se présentent. Il n’en sélectionne que 30. Les examens sont difficiles, le niveau exigeant. Après le départ de Paul Doumer en 1902, son remplaçant, Paul Beau, se montre hostile à l’esprit pasteurien que Yersin insuffle à l’école. Les relations entre les deux hommes sont détestables. Il faut dire que le chercheur n’a pas un caractère facile…
En 1904, il démissionne, et après un bref voyage à Paris, il regagne Nha-Trang. C’est décidément le seul endroit où il se sente chez lui. Très vite, il oriente l’Institut Pasteur de Nha-Trang vers les maladies animales, laissant l’étude des maladies humaines à celui de Saïgon, dont l’Institut Pasteur de Paris lui donne également la responsabilité. Toutefois, c’est le premier qui continuera à produire le sérum contre la peste humaine.
Yersin démissionne et choisit son successeur
Après la Première Guerre mondiale, les autorités coloniales décident d’un agrandissement de l’Institut Pasteur de Saïgon, et de l’ouverture de celui de Hanoï. L’Institut Pasteur patronnera aussi les services de santé des villes de Hué, Vientiane et Phnom Penh. Yersin se rend alors à Paris pour annoncer sa démission. Il se sent trop âgé pour une telle entreprise. Il désigne lui-même son successeur, Noël Bernard. C’est lui qui devient directeur des Instituts Pasteur d’Indochine.
Yersin continue de s’occuper de celui de Nha-Trang mais il garde un œil sur le fonctionnement des Instituts qu’il a fondés. En 1934, à la mort du docteur Roux, il est nommé directeur honoraire de l’Institut Pasteur de Paris. Jusqu’en 1940, il se rend, par avion, à Saïgon pour assister aux délibérations annuelles du conseil. Ses fonctions d’inspecteur et de conseiller sont les seuls liens que Yersin conserve avec la bactériologie.
Désormais, dans son domaine de Nha-Trang, il se concentre sur l’élevage et l’agronomie tropicale. Un nouvel Institut Pasteur est fondé en Indochine, à Dalat, dont le site avait émerveillé Yersin lorsqu’il l’avait découvert en 1893. Cette antenne est inaugurée le 1er janvier 1936. Dalat est désormais une ville importante, une station d’altitude fréquentée par de nombreux français résidant en Indochine.
Alexandre Yersin vieillit tranquillement dans le lieu qu’il a choisi et qu’il aime tant. Il est allergique aux honneurs et aux mondanités. C’est tout juste s’il accepte de prononcer un discours lors de l’inauguration du lycée Yersin de Dalat ! En revanche, il refuse farouchement de poser pour un buste destiné à cet établissement.
Il préfère se mêler à la population indigène de Nha-Trang. Il est à l’aise avec les Annamites. Ceux-ci admirent la simplicité de sa vie quotidienne, très semblable à la leur. Il ne cesse de soigner, de conseiller et de protéger les petites gens de la ville qui l’ont baptisé "Monsieur Nam". En annamite, "nam" signifie cinquième. La population savait qu’il avait le grade de médecin colonel dans l’armée française. Cinq, c’étaient les cinq galons de son uniforme… qu’il n’a jamais porté !
Dès l’entrée du Japon dans la Seconde Guerre mondiale, les troupes impériales envahissent le nord de l’Indochine. Malgré les bonnes relations avec Vichy, dès 1941 le général japonais en poste à Hanoï exige qu’on mette à sa disposition toutes les bases militaires du sud de la colonie. Les autorités françaises acceptent.
L’occupation japonaise est dure. Yersin la subit comme tout le monde. Dans la journée du 27 février 1943, il se sent trop faible pour quitter son lit. Il meurt dans la nuit du 1er mars, six mois avant son quatre-vingtième anniversaire. Il a demandé à être enterré simplement, sans apparat ni discours, dans un lieu qu’il avait choisi : une colline au-dessus de Nha-Trang.
Après l’indépendance du Vietnam, les traces de la présence occidentale se désagrègent mais la mémoire de Yersin ne cesse de grandir. On a conservé son nom pour désigner les routes qu’il avait découvertes et défrichées. Sa stèle, installée en 1963 dans le jardin de l’hôpital de Saïgon, a été respectée. L’Institut Pasteur de Nha-Trang aussi. Il existe toujours. Et l’ancien bureau du directeur est aujourd’hui devenu un musée retraçant le parcours exceptionnel d’Alexandre Yersin.
Ressources bibliographiques :
Henri Mollaret et Jacqueline Brossollet, Alexandre Yersin, un pasteurien en Indochine, avant-propos d’Anne-Marie Moulin (Fayard 1985, rééditions Belin 1993, et Belin/Humensis 2017)
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"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais