Le maître du suspense est mort il y a tout juste quarante ans. Mais ses films continuent de nous hanter. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars revient sur le parcours du père de "Psychose" et des "Oiseaux", Alfred Hitchcock.
Il y a quarante ans, Sir Alfred Hitchcock, l’un des plus célèbres réalisateurs du cinéma, s’éteignait à Los Angeles. Il avait 81 ans. Son décès n’avait été précédé d’aucun suspense, on ne recherchait aucun coupable. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars retrace le parcours de ce personnage complexe, ambigu et qui s’est fait une place unique dans l’histoire du septième art.
Le 29 avril 1980, accompagné d’un photographe du Figaro Magazine, j’avais rendez-vous avec la princesse Grace de Monaco à son domicile parisien. Elle était toujours d’une ponctualité parfaite. Or, on nous annonce qu’elle serait un peu en retard. Une ambiance inhabituelle, silencieuse, imprégnait la résidence. Soudain, en haut de l’escalier, elle apparaît, en larmes. Elle descend lentement, tenant un papier à la main. Nous nous connaissions depuis des années. Que s’était-il passé ? Elle me dit : "Bonjour...Excusez-moi...Je viens d’apprendre une affreuse nouvelle. Hitch est mort !...Vous comprendrez que ce n’est pas le moment d’un interview...et en plus, je ne suis pas photographiable !"
Elle était totalement bouleversée mais elle avait eu la grande courtoisie de nous prévenir elle-même. Elle était comme ça, respectueuse de ses engagements et attentive aux autres. Nous partîmes immédiatement. Un autre rendez-vous serait fixé dès que possible. Elle avait tourné trois films pour Alfred Hitchcock. Pour lui, elle incarnait l’idéal féminin. Son statut de princesse, son refus de tourner avec lui après son mariage et sa nouvelle vie n’avaient rien changé à leur amitié. Mais qui était vraiment Alfred Hitchcock ?
Un enfant traumatisé trouve sa voie dans le cinéma
Alfred Hitchcock naît à Londres le 13 août 1899. Ses parents sont marchands de fruits et légumes. Alfred est le petit dernier. Son frère a 9 ans de plus que lui et sa soeur 7. Il est solitaire et tranquille. Il définit lui-même son enfance :"J’étais toujours assis seul dans un coin à observer et à réfléchir...Je pense que mon œil, si sensible aux détails, est le résultat de mon enfance".
Il raconte aussi volontiers son premier grand traumatisme. Il a 5 ans. Il contrarie son père pour une bêtise. Celui-ci l’envoie au poste de police avec une lettre pour le commissaire. Le policier lit la lettre et enferme Alfred dans une cellule pendant dix minutes en lui disant : "Voilà comment nous traitons les vilains petits garçons !". Le premier effroi d’un enfant. Il saura, plus tard, génialement transmettre au public cette angoisse. Ce sera même sa marque de fabrique.
La famille est catholique. Alfred sera pensionnaire chez les Jésuites au Collège Saint-Ignace, jusqu’à 14 ans. Encore un lieu où il connaîtra mille peurs, les Jésuites pratiquant alors les châtiments corporels et même la torture psychologique. En effet, on sait qu’on va être puni mais on ne sait ni quand ni de quelle façon. Un vrai suspense ! Plus tard, Alfred dira tout de même que les Jésuites lui ont enseigné "le sens de l’organisation et dans une certaine mesure, celui de l’analyse... Pour ce qui est de l’influence religieuse, à l’époque, je crois que c’était la peur".
Il est passionné par la géographie, les plans, les cartes, les bulletins de la Lloyd’s indiquant les mouvements des bateaux, leurs trajets et leurs destinations. Il se passionne aussi pour les indicateurs des chemins de fer et récite, par coeur, la liste des gares desservies par l’Orient-Express. Après le Collège, Alfred Hitchcock va faire des études supérieures d’ingénieur. Il suit aussi, à l'Université de Londres, des cours de dessin. Et c’est par le dessin qu’il arrivera au cinéma. Il s’intéresse également au théâtre et aux très belles actrices qui s’y produisent. Les jolies comédiennes, ainsi que l’univers du théâtre et du music-hall, seront très présents dans son oeuvre.
Durant la Première Guerre mondiale, il est réformé mais il participe quand même à quelques manoeuvres, en uniforme, dans Hyde Park, en tant que Royal Engineer. Alfred adore le cinéma. Il admire Griffith avec son film Intolérance mais préfère le cinéma anglais au cinéma américain. Il se passionne aussi pour l'expressionnisme allemand de Fritz Lang et de Murnau.
A 19 ans, Alfred Hitchcock est engagé par la Henley Telegraph Company, fabricant des câbles électriques. Il s’occupe de la publicité et crée un journal pour l’entreprise. En 1920, grâce à un ami comédien, il signe un contrat avec la compagnie américaine Famous Players-Lasky. Celle-ci ouvre des studios à Londres. Hitchcock va composer les intertitres des films évidemment muets. Il les améliore en les accompagnant de petits dessins, drôles et explicites.
L’équipe de Famous-Players Lasky comporte trois femmes scénaristes venues de Hollywood. Il travaille avec elles et apprend à composer un scénario. En 1922, il est assistant-réalisateur. La même année, pour Woman to Woman (en français La danseuse blessée) il est scénariste, adaptateur, dialoguiste et co-réalisateur. Il est aussi en charge des décors. C’est sur ce tournage qu’il va rencontrer Alma Reville, la monteuse du film. Elle a le même âge que lui mais elle est du sérail : son père travaillait aux studios de Twickenham. Il va remarquablement s’entendre avec Alma, seulement sur le plan professionnel au début. Avec elle, il tourne deux autres films à Londres. 1925 est une année importante : Hitchcock part pour Berlin tourner un film dans les studios réputés de Babelsberg.
Alfred se marie et devient un réalisateur connu
Il y tourne The Black Guard (en français Le Voyou) qui raconte la vie d’un violoniste. Le producteur monte une co-production avec la UFA, l’immense société du cinéma allemand. Le film est donc réalisé à Berlin où Hitchcock découvre un monde inconnu pour lui : des night-clubs où dansent ensemble des gens de même sexe, la fille du directeur de la UFA qui lui propose deux jeunes allemandes... prêtes à lui faire plaisir. Devant le "Nein !"Nein !" ("Non ! Non" !) effrayé d’Alfred, les deux filles se mettent au lit ensemble. Pour mieux profiter du spectacle, la fille du patron de la UFA va ajuster ses lunettes. Hitchcock découvre, d’un seul coup, l’homosexualité féminine, le voyeurisme et l’intérêt des femmes à lunettes !
Sur le plateau voisin, Murnau tourne Le dernier des hommes. Hitchcock est fasciné par sa méthode. Berlin sera une leçon de cinéma pour lui. Dans le bateau qui la ramène vers le Royaume-Uni, Hitchcock demande la main d’Alma. Elle accepte. Ils se marieront l’année suivante, en 1926. Toute sa vie Alma sera l’inspiratrice, l’assistante, la conseillère de son mari, tant dans la préparation des films que sur leurs tournages. Alfred met en scène deux comédies dramatiques en 1925. Il accède à une certaine notoriété avec The Lodger, une adaptation de l’histoire de Jack l’Eventreur. C’est un succès. Hitchcock a trouvé sa voie. Désormais, il réalisera surtout des comédies dramatiques avec une intrigue policière, des héros accusés à tort. Il mélange habilement angoisse, terreur éventuellement, humour et intrigue amoureuse.
En 1934, il réalise son vrai premier film à suspense "L’homme qui en savait trop" et en fera lui-même une nouvelle version en 1956. Puis, en 1935, il tourne "Les 39 marches", une histoire d’espionnage qui rassemble plusieurs de ses passions ; il y a des conspirateurs sans scrupules dans le contexte de l’avant-guerre, un héros injustement poursuivi dans un train, une intrigue sentimentale délicieusement teintée d’érotisme avec, notamment, des menottes comme accessoire. Une aventure passionnante, drôle et haletante. Hitchcock s’impose en maître du genre. C’est un immense succès.
Trois ans plus tard, en 1938, il met en scène Une femme disparaît, entièrement tourné dans un petit studio près de Londres. Encore une histoire d’espionnage mais d’une actualité inquiétante. L’intrigue se déroule presque intégralement à bord de l'Orient-Express et Hitchcock montre toute sa maestria dans ce tournage en vase clos. Un exploit qui n’échappera pas à David O’Selznick, le producteur de Autant en emporte le vent. Il invite Alfred Hitchcock à Hollywood. Il lui propose d’adapter au cinéma le chef d’oeuvre et best-seller de la romancière anglaise Daphné du Maurier Rebecca.
Hitchcock à la conquête d'Hollywood
Pour Hitchcock, Rebecca est un total changement de genre. C’est une ouverture au romantisme, une expérience rare dans son oeuvre. Le tournage ne sera pas facile. Constamment surveillé par le tyrannique O’Selznick, le cinéaste doit se battre pour diriger le tournage à sa façon. Il entretient aussi des relations orageuses avec l’actrice principale, Joan Fontaine. Finalement, il utilise la timidité et le côté emprunté de la comédienne pour rendre crédible son personnage. La deuxième Mme de Winter, follement amoureuse de son mari, incarné par Laurence Olivier, ne comprend pas pourquoi il l’a épousée. Elle est surtout complexée et fascinée par l’ombre de sa première épouse, morte dans des conditions mystérieuses.
Avec Rebecca, Hitchcock signe un film parfait et envoûtant, qui remporte l’Oscar du meilleur film en 1940. Cette année-là, Hitchcock commence une série de films de propagande anti-nazie comme Correspondant 17, Cinquième Colonne et Lifeboat en 1943. Ce dernier titre est un film étonnant : une dizaine de personnages partagent un canot de sauvetage après que leur bateau ait été coulé par un sous-marin allemand. Un vase clos en pleine mer, des caractères forts, des traîtres, un scénario riche en surprises.
Tout en réalisant ses films patriotiques, Hitchcock ne renonce pas au romanesque. En 1941, il avait réalisé le délicieux Mr and Mrs Smith, une comédie matrimoniale qui lui a permis de diriger Carole Lombard, avec qui il s’est merveilleusement entendu. Elle avait autant d’humour que son metteur en scène. Comme Hitchcock avait déclaré, dans une interview, que pour lui les comédiens n’étaient que du bétail, le premier jour du tournage, Hitchcock ne trouva sur le plateau que trois vaches, portant chacune autour du cou une pancarte au nom des trois principaux protagonistes, dont Carole Lombard ! Alfred Hitchcock adorait les farces ! Le tournage fut un rêve...
La même année, il réalise Soupçons. Encore une comédie conjugale mais beaucoup plus ambiguë. L’héroïne, à nouveau interprétée par Joan Fontaine, soupçonne son mari d’être un horrible personnage jusqu’à vouloir la tuer pour hériter d’elle. Dans le premier scénario, elle avait raison. Il a fallu le modifier car en aucun cas, pour le public, Cary Grant ne pouvait jouer le rôle d’un assassin ! Le film est parfaitement réussi. Le mari, inquiétant et énigmatique, est plein de séduction. Pour Joan Fontaine, ce fut plus compliqué : le réalisateur la trouvait inexistante ! Un biographe d’ Hitchcock, Bruno Villien, raconte :
"En Angleterre, lors d’une conférence de presse donnée trente ans plus tard, Hitchcock déclara que Joan Fontaine était une marionnette et que pour "Soupçons", il n’avait pu créer un personnage cohérent qu’à coups de ciseaux et de colle, grâce à un montage méticuleux prémédité dès le tournage". Bref, il ne la supportait pas. Il ne tourna plus jamais avec elle.
Hitchcock et Ingrid Bergman
Heureusement, Hitchcock allait rencontrer, après la guerre, des actrices qui incarnaient parfaitement son modèle d’héroïne. Blonde, en apparence distante et un peu froide mais, en réalité, le feu sous glace. La première d’entre elles est la Suédoise Ingrid Bergman avec laquelle il s’entendra parfaitement. Il la définit ainsi : "Ingrid Bergman est une femme très sexy, mais seulement à cause de sa beauté intérieure".
Du pur Hitchcock ! Leur première collaboration est un film étrange : La maison du Docteur Edwardes, en 1945. C’est un mélodrame psychanalytique. Ingrid Bergman est une femme psychiatre qui tombe amoureuse d’un autre psychiatre, joué par Gregory Peck. Ce dernier est amnésique. Il est persuadé d’avoir assassiné le médecin dont il a endossé l’identité. Seule la psychanalyse l’aidera. L’utilisation du rêve a fasciné Hitchcock : il a demandé à Salvador Dali d'en dessiner les décors et costumes. Cela nous vaut une étrange scène dans un cadre antique. Une intrusion très hitchcockienne dans l’univers de Freud.
Leur deuxième collaboration, l’année suivante, en 1946, est un des films les plus brillants du réalisateur : Les Enchaînés. Une histoire de comploteurs nazis à Rio de Janeiro. Le couple Cary Grant, agent américain, et Ingrid Bergman, fille d’un agent nazi voulant se réhabiliter, prend des risques incroyables pour faire peur aux spectateurs. Tout finira bien. Le brio du film, le remarquable emploi des transparences, quelques scènes d’anthologie sur la maison des espions. L’escalier joue un rôle essentiel, il y en a dans presque tous ses films, depuis Cary Grant montant un verre de lait à son épouse dans Soupçons jusqu’à l’escalier terrifiant de la maison de Norman Bates (Anthony Perkins) dans Psychose. Et on ne peut, non plus, oublier l’escalier du clocher de la mission mexicaine dans Vertigo.
Le troisième film avec Ingrid Bergman Les amants du Capricorne est le seul d’Hitchcock en costumes. Il se déroule en Australie, en 1830. Bergman est une héroïne terrorisée. Le suspense est psychologique et le film totalement romanesque.
Mais aussi Grace Kelly, Kim Novak , Eva-Marie Saint
La deuxième comédienne blonde, et sans doute la préférée d’Hitchcock, est Grace Kelly. Entre 1954 et 1955, il tourne trois films avec elle. Le premier est un vase clos cher au cinéaste : Le crime était presque parfait. C’est le seul film qu’il ait tourné en relief mais cela posait d’immenses problèmes car la caméra était énorme et peu maniable dans un petit décor de deux pièces. Le seul intérêt du relief était le gros plan en trois dimensions des ciseaux que Grace Kelly, allongée sur le bureau, plante dans le dos de son agresseur qui tente de l’étrangler. C’est horrible !
Le deuxième film est encore plus confiné que le premier. Il se déroule dans une seule pièce où James Stewart, immobilisé après un accident, la une jambe dans le plâtre. Sa seule distraction est d’observer, à l’aide d’un téléobjectif, la vie de ses voisins d’en face, de l’autre côté de la cour. Du pur voyeurisme : encore une spécialité d’Hitchcock ! Grace Kelly, éblouissante, va aider son fiancé à démasquer un mari qui a assassiné sa femme. Elle prend des risques énormes. On aura très peur ! Bref, c’est un régal !
La troisième et dernière collaboration Hitchcock-Grace Kelly est le délicieux La main au collet tourné en juin 1954 sur la Côte d’Azur. Ce marivaudage entre un ancien voleur de bijoux repenti, surnommé "Le Chat" joué par Cary Grant, et une riche héritière américaine peu conventionnelle, comporte une scène prémonitoire : lors d’un pique-nique sur la moyenne corniche, la toile de fond est le Rocher de Monaco. Cary Grant a cette réplique : "Dans le fond, vous êtes venue en Europe pour vous marier…" L’année suivante, Grace rencontrait le Prince Rainier et quelques mois plus tard, elle l’épousait. Alfred Hitchcock avait perdu sa star préférée. Rassurons-nous, il en trouvera d’autres : en 1956, il y aura la belle Kim Novak dans "Vertigo". Encore un film freudien où James Stewart se bat contre sa mémoire et ses vertiges.
Il y aura ensuite l’exquise Eva Marie Saint, dans La mort aux trousses, en 1959, avec comme partenaire Cary Grant. C’est l’un des films les plus réussis du maître du suspense. Hitchcock réussit à filmer, dans un wagon-lit, le baiser le plus long de l’histoire du cinéma. Enfin, Tippi Hedren sera martyrisée en 1963 dans Les oiseaux par un Hitchcock assez sadique. Elle sera aussi, en 1964, une Marnie un peu décevante. Le rôle avait été imaginé pour Grace de Monaco, mais on sait qu’elle le refusa.
Parallèlement, Hitchcock réalisa des films pour la télévision avec un très grand succès. Il tournera encore Frenzy en 1972, comme un retour aux sources à Londres. C’est l’histoire d’un "serial killer", comme un écho à son premier film sur Jack l’Eventreur. Et enfin, un Complot de famille, qui n’ajoutera rien à sa gloire.
A sa mort, en 1980, Alfred Hitchcock laisse une filmographie exceptionnelle qui nous enchante toujours. Laissons François Truffaut, un de ses grands admirateurs, nous expliquer pourquoi :"Disons que si on aime le cinéma en tant qu’ évasion, eh bien ! On s’évade dix fois plus dans un film d’Hitchcock parce que c’est mieux raconté. Il raconte des histoires modernes, des histoires de gens ordinaires à qui il arrive des choses extraordinaires. N’oubliez pas que j’avais grandi dans la peur et que Hitchcock est le cinéaste de la peur. On entre dans ses films comme dans un rêve, d’une telle beauté formelle, tellement harmonieux, tellement rond".
Vous voulez écouter les autres épisodes de ce podcast ?
>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple Podcasts, SoundCloud, Dailymotion et YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.
>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1
"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Cheffe de projet : Adèle Ponticelli
Réalisation : Guillaume Vasseau
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Europe 1 Studio