Par la force de ses discours, il a réussi à faire plier nombre de ses adversaires. Dans ce nouvel épisode de "Au coeur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des cars dresse le portrait d'un homme considéré à Rome comme le plus grand orateur de son temps : Cicéron.
Dès 2020, les candidats au baccalauréat devront passer un grand oral, une épreuve obligatoire, dont les modalités pratiques viennent d’être dévoilées. Mais dès l’Antiquité, l’art oratoire était considéré comme essentiel. En Grèce, Démosthène est vu comme le plus grand orateur de son temps. Mais à Rome, c’est un autre homme qui remporte la palme. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, découvrez le portrait de Cicéron.
"Jusqu'à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? ". C’est par cette phrase que Cicéron, alors consul du Sénat romain, commence son réquisitoire contre un certain Lucius Sergius Catilina. La situation est grave. En l’an 63 avant l’ère chrétienne, Rome est en effervescence. César et Pompée sont en pleine ascension politique lorsqu’éclate la "conjuration de Catilina".
Catilina est un noble déclassé, une sorte de chef de bande sans foi ni loi. Un temps chargé de l’administration de l’Afrique romaine quand le général Sylla était le maître de Rome, Catilina en avait profité pour piller la province. Candidat au consulat, son nom avait été rayé par le Sénat. Prêt à tout pour prendre le pouvoir, il s’appuie sur les vétérans de Sylla. Une partie de la noblesse de Rome, endettée et paresseuse, le soutien, espérant un renouveau politique.
Un premier complot a échoué deux ans auparavant, en l’an 65. Mais alors que Cicéron est consul, Catilina brigue à nouveau le Consulat pour l’année suivante. On signale, en Etrurie, l’actuelle Toscane, des rassemblements menaçants de partisans de Catilina recrutés par un de ses lieutenants. Le grand César s’effraie de la possibilité d’une nouvelle guerre civile. Dans la nuit du 20 au 21 octobre de l’an 62, il fait informer Cicéron du complot. Cicéron met alors Rome sous protection militaire. Et le Sénat confère à Cicéron les pleins pouvoirs.
Tempête au sénat
Pour les Romains de cette époque, cela s’appelle un sénatus-consulte. Muni de cette arme absolue, Cicéron la brandit au Sénat le 8 novembre devant les conjurés prêts à l’assassiner. Le complot étant encore un projet, il espère la présence de Catilina au Sénat. Il a raison : Catilina est là. Cicéron prononce son réquisitoire devant lui. Catilina, paniqué, prend la fuite. Il va rejoindre ses troupes en Etrurie, au nord de Rome. Il faut noter que Cicéron avait fait un pari. Il n’avait aucune preuve ! Si Catalina n’avait pas été présent et s’il ne s’était pas enfui, il risquait un fiasco. La preuve du complot, c’est Catilina lui-même qui la lui donne en s’enfuyant.
Cicéron a remporté le premier acte. Le lendemain, il récidive mais cette fois devant le peuple romain avec sa deuxième "Catilinaire", une deuxième déclaration. Il dénonce tous les criminels qui participent au complot. Cicéron fait arrêter les complices de Catilina restés à Rome. Dans ses troisième et quatrième "Catilinaire", il demande au peuple ce qu’il doit faire des prisonniers. Le Sénat les condamne à mort. Et Cicéron fait exécuter les coupables.
Catilina et ses soutiens seront battus un an plus tard, en 62, à la bataille de Pistoia, près de Florence. Catilina est vaincu et tué. Mais qui est donc ce personnage si puissant et si courageux qui, par la force de ses discours, a sans doute empêché une guerre civile ? Qui est donc Cicéron ?
Une éducation patricienne
Marcus Cicero naît en l’an 106 dans une famille certes plébéienne mais extrêmement riche. Sa fortune venait de l’exploitation, par plusieurs générations, d’immenses territoires agricoles. Cicero en latin veut dire "pois chiche" comme une verrue qu’aurait eue l’un de ses ancêtres sur le visage. Le père de Cicero avait épousé Helvia qui appartenait à la noblesse. Grâce à elle, il entre dans l’ordre équestre. Il décide de s’installer à Rome pour donner à ses deux fils une éducation d’élite.
Marcus, notre Cicéron, devient une familier des orateurs Antoine, Crassus et de plusieurs jurisconsultes. Tous ses maîtres appartiennent au parti de la noblesse sénatoriale. Cela le prédestine à trouver sa place chez les conservateurs. Lors de la lutte pour le pouvoir sur Rome entre Marius, du parti populaire et Sylla, il est du côté de Sylla. Lorsque, dans un, premier temps, le parti populaire et Marius l’emportent, il veut se faire oublier. Il avait déjà suivi les conférences d’art oratoire de Molon de Rhodes, de passage à Rome. Il s’enferme alors dans sa maison et suit les cours de Diodote, un disciple de Pythagore, expert en mathématiques. Dès que Sylla écrase Marius et prend le pouvoir, Cicéron commence sa carrière d’avocat à l’âge de 25 ans.
L’année suivante, il gagne sa première cause importante en défendant un certain Rostius Amerinus contre un puissant affranchi de Sylla. Il gagne son procès mais craignant le ressentiment de Sylla qu’il a attaqué dans sa plaidoirie, il prend le large et gagne la Grèce. A Athènes, il suit les cours de Zénon, adepte de l’épicurisme. Il gagne ensuite Smyrne, puis Rhodes où il retrouve Molon. Tout l’enseignement philosophique qu’il reçoit en Grèce en fait un adepte de l’équilibre des pouvoirs. Cicéron reste un modéré, un ennemi de la dictature.
En l’an 77 avant Jésus-Christ, après la mort de Sylla, il revient à Rome. Il va alors devenir un avocat réputé. Sa renommée est accrue par le prestige des études qu’il a suivies en Grèce et en Orient. Cicéron sera aussi un propagateur de la culture grecque à Rome. Il est repéré par les sénateurs conservateurs, souvent membres de la noblesse. Ils vont lui permettre une carrière politique. En 76, il est nommé questeur en Sicile. Il est très apprécié par ses administrés. En 70, après son départ de Sicile, ceux-ci lui demandent d’être leur avocat lors du procès qu’ils intentent à Verrès, coupable de graves manquements à son devoir lorsqu’il était magistrat en Sicile. Cicéron va prononcer de fameuses "Verrines" et obliger ainsi Verrès à s’exiler.
Une brillante carrière politique
Cicéron, grâce à ses plaidoiries, va devenir un homme riche. Pour le remercier d’avoir anéanti Verrès, les Siciliens lui expédient une importante cargaison de blé. Comme, théoriquement, les avocats de cette époque, ne doivent pas être rémunérés, il remet ce blé à la plèbe ; ce geste généreux le fait nommer édile, c’est à dire un important magistrat. Il plaide beaucoup.
Il donne aussi des consultations à des hommes fortunés tel Pluvius, qui lui donnera sa superbe maison de Pouzzole, face à l’Etna. Jusqu’à sa mort, Cicéron mènera, dans sa maison du Palatin, à Rome, et dans ses nombreuses villas, une existence de grand seigneur. Personne ne lui en voudra de cette extrême richesse. Elle va même faciliter ses victoires dans les luttes électorales.
Lorsque sa carrière est en jeu, Cicéron peut se révéler opportuniste. C’est ainsi qu’il va être amené à soutenir Pompée. Pompée est un aristocrate conservateur. Il avait contribué à la victoire de Sylla contre Marius. Après la mort de Sylla, il avait pris le gouvernement de l’Espagne de 77 à 71. Sa popularité avait été fortement augmentée en 71 par sa victoire définitive sur les esclaves de Spartacus. En 66, Cicéron soutient Pompée. Il l’aide à lui faire donner des pouvoirs exceptionnels lors de sa guerre contre Mithridate en Asie Mineure. Pompée, soutenu à Rome par César, va conquérir toute l’Asie Mineure : Armenie, Syrie, Phénicie. C’est lui qui fait de l’Asie Mineure une province romaine. Des liens sont définitivement tissés entre Pompée et Cicéron.
En 63, nous avons vu que Cicéron avait habilement déjoué la conspiration de Catalina. En janvier 61, Pompée revient à Rome en triomphateur. Assuré de son soutien, Cicéron va intervenir comme témoin à charge dans un procès contre Claudius. En 62, celui-ci profitant de la célébration de fêtes en l’honneur de la déesse Cybèle, s’était introduit dans la maison de César et avait tenté de séduire sa femme ! Claudius achète alors les juges. Il est acquitté malgré la plaidoirie de Cicéron. Cicéron n’a pas été très bien inspiré car en 61, lors de la formation du premier triumvirat Pompée-Crassus-César, les trois hommes facilitent l’élection de Claudius au tribunal de la plèbe. César n’est pas rancunier !
Le premier geste de Claudius, devenu tribun, est de s’attaquer à Cicéron. Celui-ci est obligé de s’exiler. Sa superbe maison est rasée et ses biens sont liquidés aux enchères. Il ne reviendra qu’un an et demi plus tard. Il est alors accueilli avec enthousiasme par les Romains. Les foules sont versatiles !
Pendant quelques années, Cicéron se consacre surtout à son métier d’avocat et à son oeuvre littéraire, tout en suivant de près l’évolution de la vie politique. En 52, Crassus, l’homme le plus riche de Rome et l’un des plus puissants, meurt. Assassiné. Il n’y a plus de triumvirat pour diriger les affaires romaines. Curieusement, le dernier acte dans lequel Pompée et César étaient s’accordent est l’assassinat de Claudius, le 1er janvier 52. Curieusement aussi, lors du procès de Milon, l’assassin de Claudius, Cicéron défend Milon. Une défense qui ne peut être appréciée ni de César ni de Pompée puisque tous deux avaient commandité l’assassinat de Claudius par Milon ! Cicéron, dès lors, décide de s’éloigner de Rome.
César et Cicéron : une réconciliation difficile
Sa nomination comme proconsul de Cilicie, au sud est de l’Anatolie (dans l’actuelle Turquie), va lui permettre de s’éloigner largement de Rome. Dans ses fonctions, il montrera une rare intégrité. A son retour à Rome, en 51, il trouve le pays en pleine guerre civile. C’est le temps de la lutte acharnée entre César et Pompée. Dans un premier temps, Cicéron se retire dans sa villa de Formnies. Il se retranche dans une stricte neutralité à l’égard des deux adversaires.
Pompée quitte la péninsule pour l’Orient le 9 février 49. Deux mois plus tard, Cicéron va le rejoindre ! Il a choisi de le soutenir. Après la défaite de Pompée à Pharsale en Grèce, le 29 juin 48, Cicéron refuse de prendre le commandement des survivants. Il débarque dans la ville portuaire aujourd’hui italienne de Brindisi en novembre 48, en espérant l’indulgence de César. En fait, César juge utile de se concilier Cicéron. Il est prêt à lui pardonner. Non seulement, Cicéron sera pardonné mais il obtiendra aussi la grâce de plusieurs partisans de Pompée.
Il exprimera sa reconnaissance avec effusion dans son texte intitulé "Pro Marcello" et le "Pro Ligario"... Sur la versatilité de Cicéron, écoutons le jugement sévère de l’historien de Rome, l’Allemand Mommsen : "Marcus Tullius Cicéron est bien connu pour nager entre deux eaux ; en coquetterie tantôt avec les démocrates et tantôt avec Pompée ; faisant aussi les doux yeux et de loin à l’aristocratie ; mettant son talent d’avocat au service de tout accusé important, sans distinction de parti ou de personne (n’avait-il pas eu un jour, Catilina pour client ?) : au fond, n’appartenant à aucun parti, ou ce qui revient au même, fidèle au parti des intérêts matériels, lequel avait la haute main dans les prétoires, et accordait faveurs à l’artisan de plaidoyers divers, à l’homme spirituel et de bonne compagnie. Dans Rome et hors de Rome, ses nombreuses relations lui donnaient des chances en face du candidat malheureux des démocrates : les Pompéiens, et la noblesse, celle-ci d’assez mauvaise humeur, votaient pour lui".
Cicéron se retire finalement à Tusculum, dans la province de Rome. Il lui arrivera encore de plaider. Mais pour se consoler de sa perte d’influence politique et bientôt, en 45, de la mort de sa chère fille Fulvia, il va se livrer à des études désintéressées : des traités de philosophie et d’éloquence, son traité de rhétorique L’orator, une oeuvre moraliste Paradoxa, le De Amititia, trois livres sur De Natura Rerum. Il semble retrouver une certaine sérénité. Surtout, c’est à travers ces ouvrages qu’il démontre à quel point il avait assimilé la philosophie grecque. Par lui, le latin est devenu un instrument d’une culture générale imprégné d’hellénisme mais parfaitement intégré.
Le drame des Philippiques
Mais Cicéron était-il vraiment si serein ? Au fond de lui-même, il était encore plein de rancœur de tous ses échecs et de tous ses mauvais choix. L’assassinat de Jules César, le 15 mars 44 avant Jésus-Christ, lui redonne espoir, celui d’exister encore. Dès le 17 mars, il se rend au Sénat et plaide pour la nécessité d’un compromis : les meurtriers seraient amnistiés et les actes de Jules César seraient ratifiés. Si Cicéron avait réussi à imposer ses idées, c’est parce que l’ambitieux Marc Antoine était encore rempli d’inquiétude et incertain de son avenir. Mais très vite, celui qui paraît être l’héritier légitime de César semble se ressaisir. Pas de chance pour Cicéron car la femme de Marc Antoine n ’est autre que la veuve de Claudius, son pire ennemi, assassiné, on s’en souvient, par Milon que Cicéron avait défendu ! Fulvia, l’épouse de Marc Antoine, est remplie de haine à l’égard de Cicéron, haine qu’elle communique à son époux.
Cicéron songe à s’enfuir lorsqu’arrive à Rome Octave, le fils adoptif de César. Cicéron se précipite aussitôt chez lui et croit habile de dresser le tout jeune homme contre Marc Antoine. Il pense s’être fait un allié d’Octave et va commettre la dernière et la pire erreur de sa vie. Cicéron va écrire un plaidoyer impitoyable contre Marc Antoine…
Ses discours, au nombre de quatorze, sont d’une violence inouïe. Pourquoi s’appellent-ils les Philippiques alors que c’est de Marc Antoine qu’il s’agit ? C’est une référence aux quatre harangues que Démosthène avait adressées aux Athéniens en 351 avant Jésus-Christ, pour les mettre en garde contre les appétits guerriers du roi Philippe de Macédoine à l’égard de la Grèce. Démosthène avait eu raison avec ses Philippiques : les Grecs ne l’ont pas assez écouté. Philippe envahit la Grèce. Quant à son fils Alexandre, il tenta d’avaler l’Univers pour se constituer une empire et devenir Alexandre le Grand, le plus imposant conquérant de l’Histoire.
Il est intéressant de penser que Cicéron, en choisissant Octave, avait vu juste. Octave est le futur Auguste, le premier empereur romain. Mais Cicéron avait attaqué Marc Antoine trop tôt. Car Octave, vainqueur de Marc Antoine dans la guerre de Modène en 43, se réconcilie avec le vaincu. Quand on est ambitieux, il faut savoir composer. En effet, Marc Antoine disposait non seulement de son armée mais aussi de celle de Lépide. Les trois hommes, Octave, Marc Antoine et Lépide, ont constitué en 43 le second triumvirat. Chacun demande aux deux autres la tête de ses ennemis. Ils établirent des listes de proscription en tête desquelles figure Cicéron. Celui-ci cherche vainement à s’enfuir par la mer. Mais il est rejoint par des tueurs près de Formies, entre Rome et Naples. Il est assassiné le 7 décembre 43. Sa tête et ses mains sont tranchées. Elles seront exposées à la tribune aux harangues, à Rome.
Laissons la conclusion à l’historien et philosophe Michel Mourre : "On a reproché à Cicéron son manque de caractère, sa vanité extrême, ses nombreuses bévues politiques, mais on ne peut contester ni son honnêteté ni la sincérité de son patriotisme, et moins encore l’ampleur de son intelligence, et son talent littéraire. Le plus grand des orateurs romains, dont les oeuvres nous ont été conservées fut aussi un philosophe éclectique qui contribua beaucoup à la diffusion de la sagesse grecque à Rome. Ses traités politiques, souvent d’inspiration platonicienne, s’efforcent de dégager l’idéal d’un gouvernement modéré qui conduirait les avantages respectifs de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie ".
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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Cheffe de projet : Adèle Ponticelli
Réalisation : Guillaume Vasseau
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Europe 1 Studio