Il y a cent ans, le 11 juillet 1920, disparaissait la veuve de Napoléon III. Elle était âgée de 94 ans. Sa naissance en plein tremblement de terre, sa passion pour la Haute couture, sa fuite grâce à son dentiste et à la reine Victoria… Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars vous raconte l'histoire de la dernière souveraine des Français : l'impératrice Eugénie.
Eugénie de Montijo était la dernière souveraine des Français. La veuve de Louis-Napoléon Bonaparte, disparue il y a cent ans, a été adulée par ses sujets avant d'être détestée pour ses choix politiques. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars vous raconte l’histoire de l'impératrice Eugénie.
Nous sommes au château de Compiègne, un dimanche de l’été 1910. Il fait très chaud. Un peu à part des visiteurs, quatre personnes, s’avancent doucement dans le palais, vers un guide qui attend le groupe pour la visite. Deux messieurs, coiffés d'un canotier, accompagnent deux femmes en noir. L’une d’elle, le visage dissimulé par un long voile noir, marche péniblement, s’appuyant sur le bras de l’autre. Elle hésite avant de continuer...
Devant le volet intérieur d’une fenêtre, elle s’arrête. Elle semble fixer une inscription : "Louis, 10 mars 1866"... Soudain, elle éclate en sanglots, semble au bord du malaise. On demande une chaise. Un gardien en apporte une, une dame du vestiaire arrive avec un verre d’eau. La visiteuse s’assoit. Cette femme est sûrement victime d’un coup de chaleur. Elle relève son voile pour boire. Son visage est dégagé. Le couple d’employés recule un peu et, stupéfait, murmure ce mot incroyable : "L’Impératrice ! C’est l’Impératrice !"
Un petit groupe la scrute. Oui, c’était bien l'impératrice Eugénie, la survivante oubliée du Second Empire. Elle n’était jamais revenue à Compiègne depuis le printemps 1870, ce Compiègne où elle était la maîtresse de maison qui recevait lors des fameuses "séries", à l’automne. C’était avant la catastrophe, la guerre contre la Prusse, Sedan, la capitulation de l’Empereur, sa captivité, la chute, la fuite et l’exil en Angleterre grâce à la reine Victoria.
Mais en ce dimanche d’été, l’impératrice ne souffre pas de la chaleur. Elle souffre de ses souvenirs, en particulier de son fils, Louis, surnommé Loulou, son seul enfant, mort en Afrique australe. Il fut tué par des guerriers Zoulous, après s’être engagé, contre l’avis de sa mère, dans l’armée britannique qui menait alors une guerre coloniale. Et cette date sur le volet, 10 mars 1866, c’était le jour de ses dix ans, quand sa mère avait mesuré sa taille avec une toise. A la place du volet, il y avait alors une porte : c’était celle de la chambre de Louis, qui aimait sortir facilement dans le parc. Louis, qu’on appelait le Prince Impérial, l’espoir de la dynastie Bonaparte.
On prévient le conservateur en chef du musée de la venue d’Eugénie ce dimanche d’été. L’événement restera très peu connu. Ainsi, quarante ans après, Eugénie, l’Espagnole était revenue. On ne parlait pas d’elle, elle ne se faisait pas remarquer. Les républicains avaient reconnu son courage et sa discrétion. Beaucoup de gens pensaient qu’elle était morte. Non. Elle était le fantôme de Compiègne, l’héroïne d’une existence romanesque, douloureuse et courageuse. Un roman vécu de quatre-vingt quatorze années.
Une Andalouse née pendant un séisme
Eugénie de Guzmàn y Palafox est née en Andalousie, à Grenade, le 5 mai 1826. Les Français l’appelleront Eugénie de Montijo, confondant son patronyme et le titre du frère de son père. Justement, son père, quel personnage ! Don Cipriano est, dans les années 1805-1815, l’un des rares Espagnols favorable à Napoléon. Il s'était battu à Trafalgar, aux côtés des Français. Il y avait perdu un œil et l’usage normal du bras gauche. En 1814, à Paris, il participe à la défense de la capitale mais les cosaques du tsar Alexandre 1er investissent la capitale.
La mère d’Eugénie, Manuela, est la fille d’un négociant aisé en vins et primeurs, d’origine écossaise. Elle a un solide bon sens, un peu de fortune et elle est très cultivée. Elle a déjà une fille, Paca. Pour Eugénie, l'accouchement se déroule au milieu d’un jardin en plein tremblement de terre, comme il y en souvent dans cette région. De cette naissance dans des conditions spectaculaires, Eugénie prétendra qu’elle est restée traumatisée par les colères de la nature. Elle dira : "Je ne puis exprimer la terreur que me causent les éclairs et le tonnerre". C’est étrange car toute sa vie, cette femme sera très courageuse, y compris lors des épidémies de choléra.
Sa mère fuit la guerre dynastique qui ravage l’Espagne. Avec ses filles, elle parcourt l'Europe et vient souvent à Paris. Elle y a deux amis, qu’elle invite chez un chocolatier de la rue du Bac. L’un d’eux, gros, avec un collier de barbe, raconte l’épopée impériale et la bataille de Waterloo. Il en a été témoin. Il s’appelle Henry Beyle mais on le connaît sous le pseudonyme de Stendhal. L’autre homme, très mince, est Prosper Mérimée, passionné par l'Espagne où il a voyagé.
Eugénie les écoute avec passion. Elle a un caractère fantasque, impétueux, entêté. Elle est pieuse mais également superstitieuse. Bien que son instruction soit assez superficielle, elle parle plusieurs langues. Grande, elle a beaucoup d’allure. Sa mère, intrigante, cherche à marier ses filles. Eugénie, très courtisée, laisse sa soeur, Paca, épouser le duc d’Albe, porteur du titre le plus prestigieux de l’aristocratie espagnole. Manuela s’occupe de bien marier sa seconde fille. Elle cherche un parti glorieux.
Sa rencontre avec Louis-Napoléon
En 1849, lors d’une revue militaire, la jeune Eugénie est adroitement placée par sa mère pour attirer l’attention du Prince Louis-Napoléon devenu, un an plus tôt, le premier Président de la République française. Un Bonaparte à l'Élysée, une aventure incroyable ! Eugénie est fascinée. Elle a 23 ans, il en a 52. Il parle avec un accent suisse allemand. Ce conspirateur a vécu en prison, s’est évadé, a été exilé et, revenu en France, a remporté l’élection présidentielle avec une large majorité. Neveu de Napoléon, il incarne une nostalgie, la continuité impériale.
Comme beaucoup d’hommes, le Président est sous le charme d’Eugénie. Il admire l’ovale de son visage, son teint transparent, ses cheveux aux reflets roux et le modelé de ses épaules. Très vite, le Président aux aventures féminines multiples cherche à revoir la belle Eugénie. Il l’invite, avec sa mère, aux fêtes de l’Elysée. Il lui tend des pièges pour être seul avec elle. Eugénie ne lui cède pas : à 13 ans, une gitane lui avait prédit : "Tu iras très haut !". Le Président finit par lui demander comment il peut arriver dans sa chambre. Elle lui répond : "Par la chapelle". Autrement dit par le mariage.
Or, dans la famille Bonaparte, de la princesse Mathilde, cousine du Président qu’elle a failli épouser, au prince Napoléon, tous s’opposent à cette union. Le gouvernement aussi.
Eugénie se sent humiliée. Elle annonce son départ de Paris. Lorsque l’Empire est restauré le 2 décembre 1852 et approuvé par plébiscite, le nouvel Empereur se décide enfin à demander la main d’Eugénie à sa mère, le 12 janvier 1853. Le 29, le mariage civil est célébré aux Tuileries, la cérémonie religieuse se déroule le lendemain, à Notre-Dame. Sur le parvis, la foule acclame Eugénie. Elle fait une superbe révérence au peuple. La ferveur populaire est réelle tandis que la vieille aristocratie et la bourgeoisie se gaussent de cette union. Après Joséphine, après Marie-Louise, les Français ont une nouvelle impératrice, déjà surnommée l’Espagnole, comme on avait surnommée Marie-Antoinette l'Autrichienne. Dans ce début 1853, la prédiction de la gitane est réalisée. L'Europe est stupéfaite.
Très populaire à ses débuts
Pendant les premières années du règne, malgré les caricatures désobligeantes dans les journaux, l’impératrice est très respectée par la population. L’Empereur s’affirme comme le rénovateur de la France et Eugénie, par sa beauté, sa générosité et sa charité, est très populaire. La Fête Impériale se passe désormais aux Tuileries. Eugénie dit s’y sentir "en cage" mais elle est une hôtesse remarquable. Avec une obstination glacée, l’impératrice veille à ce que le cérémonial et les usages soient respectés pour en imposer aux tenants de l’ancienne monarchie.
Un chroniqueur mondain écrira : "L’Etiquette, on la voulait d’autant plus stricte qu’elle était de date récente. L’ Impératrice y veillait plus jalousement que l’Empereur. Napoléon III, avec son air habituel d’indifférence, aurait fermé les yeux sur une infraction au respect de la formule, ou peut-être ne l’aurait-il pas seulement aperçue. Eugénie n’admettait pas d’omission, en un chapitre qui lui tenait essentiellement à coeur pour la triple raison qu’elle était femme, espagnole et princesse de fortune."
Si les femmes, notamment les épouses de diplomates rivalisent d’élégance, c’est parce que l’Impératrice, soutenue par Napoléon III, a lancé une activité qui allie la mode et le commerce : c’est la Haute Couture. Un Anglais, M. Worth, qui a travaillé chez des soyeux de Lyon, fournit la Cour Impériale. La province et bientôt toute l’Europe veut s’habiller "comme à Paris". Et pour des budgets plus modestes, voici les Grands Magasins, comme le Bon Marché. On y entre sans être obligé d’acheter. Et on peut échanger un article ! Une révolution ! La vie parisienne devient une réalité.
La capitale elle-même est en pleine transformation avec les gigantesques travaux que Napoléon III a chargé le Préfet Haussmann de réaliser. Il faut que Paris soit une ville moderne, propre, bien éclairée le soir. Le couple impérial fait passer Paris du temps de Balzac et d’Eugène Sue à celui d’Offenbach et de Zola.
Eugénie est très attentive à ces transformations spectaculaires mais aussi à la condition féminine. Par une porte discrète donnant sur le quai de la Seine, elle quitte les Tuileries dans un fiacre anonyme, seulement accompagnée d’une dame d’honneur. Elle visite les orphelinats et aide les femmes dites de "mauvaise vie" à la prison Saint-Lazare. La Ville de Paris lui ayant offert un somptueux collier, elle l’a vendu pour doter une fondation dans le Faubourg Saint-Antoine qui permet à des jeunes filles d'apprendre un métier.
Pour les familles les plus défavorisées, le couple impérial crée les "Fourneaux Economiques", ancêtres oubliés de nos Restos du Coeur. En 1865, l’impératrice remet elle-même la Légion d’Honneur pour la première fois à une femme, la peintre animalière Rosa Bonheur, qui vit et travaille en Seine et Marne. Lorsque Gustave Flaubert est poursuivi par la Justice pour son livre "Madame Bovary", Eugénie invite l’auteur à Compiègne, ce qu’il oubliera...
L’impératrice a pour son mari de l’estime et de l’affection. Bien que coquette, elle lui est fidèle. L’Empereur, lui, ne s’empêchera pas d’avoir des maîtresses. Eugénie, jalouse, s’accommode de moins en moins de cette situation, parfois avec colère, parfois avec humour. Ainsi, découvrant le portrait d’une nouvelle conquête sur le bureau de Napoléon III, elle le brise et lui lance : "Désormais, il faudra vous contenter de l’original ! "
Et lorsqu’elle admire le tableau de Winterhalter, le peintre des cours d’Europe, intitulé "L’Impératrice Eugénie et ses dames d’honneur", elle dit : "Je me demande laquelle n’a pas couché avec l’Empereur…"
Eugénie tombe dans des pièges politiques
La grande question qui agite l’opinion, en particulier l’opposition républicaine et sarcastique, est celle-ci : et après ? Quelle sera la succession ? Eugénie réussit un exploit : au moment où se tient à Paris le Congrès de la Paix qui solde la Guerre de Crimée qui est une victoire pour la France, l’impératrice donne naissance à un garçon, le 16 mars 1856. C’est le Prince Impérial. La popularité d’Eugénie monte encore puisque l’avenir de la dynastie est assuré. Confortée dans son statut, l’Impératrice va s’intéresser à la politique. Napoléon III n’y voit pas d’objection. Mieux : il a confiance en elle et lui confie la régence, avec tous les pouvoirs constitutionnels, à plusieurs reprises, notamment quand il part pour l’Italie en 1859 puis lorsqu’il part pour l’Algérie en 1865.
Mais Eugénie va commettre une grave erreur. Elle va pousser l’intervention française au Mexique. Napoléon III soutient le frère cadet de François-Joseph, Maximilien, devenu empereur du Mexique. Ce sera un fiasco tragique. L’échec mexicain dresse l’opinion contre elle. Maintenant, elle redevient "L’Espagnole". De plus, elle remet à la mode le style Marie-Antoinette et Louis XVI dans une partie des Tuileries. C’est évidemment une faute que l’opinion ne peut pardonner.
Toutefois, elle est de nouveau populaire lorsque, en 1869, c’est elle qui inaugure le Canal de Suez construit, après des années d’effort, par Ferdinand de Lesseps, un de ses lointains cousins. Cet ouvrage, digne des temps pharaoniques, apporte un prestige exceptionnel à la France. L'Égyptologie, une passion française grâce à Bonaparte, s'accroît d’une révolution dans le commerce maritime mondial.
Lorsque la guerre franco-prussienne éclate à l’été 1870, Eugénie est de nouveau régente. Contrairement à ce que l’on colportera après le désastre de Sedan et la chute du Second Empire, ce n’était pas "sa guerre". Elle n’avait pas poussé la France dans le conflit avec la Prusse. Mais elle ne l’a pas empêché et n’a pas tenu compte de la santé, très dégradée, de Napoléon III. L’empereur souffrait de calculs dans la vessie et ne pouvait pas tenir à cheval. En fait, il aurait voulu mourir sur le champ de bataille. Hélas, il est fait prisonnier par les Prussiens après la défaite de Sedan, le 1er septembre 1870.
La survivante
Le 4 septembre, Eugénie quitte Paris secrètement, grâce à son dentiste, le Docteur Evans. Elle gagne Deauville puis arrive en Angleterre où son fils la retrouve. Libéré, Napoléon III les rejoint à Chislehurst. La reine Victoria, qui a une grande affection pour Eugénie, veille à ce que le trio exilé vive le mieux possible. La mort de l’Empereur, le 8 janvier 1873 et la fin tragique du Prince Impérial le 1er juin 1879, (un Bonaparte tué sous l’uniforme britannique !) donnent à Eugénie l’auréole du malheur. Elle est plongée dans un profond désespoir. En septembre 1880, elle s’installe à Farnborough qui devient un véritable mausolée impérial. Une église est construite dans le parc et Eugénie y fera transférer les cendres de son mari et de son fils en 1887. La vieille dame en noir reçoit de nombreux visiteurs, de tous rangs et voyage beaucoup.
En 1882, la République lui permettant de revenir sur le territoire français, elle fait construire, au Cap Martin, une villa auquel elle donne le nom de "Cyrnos" : c’était, en grec, le mot qui désignait la Corse, ce berceau de l’épopée Bonaparte qu’elle voit à l’horizon.
En 1914, quand éclate la guerre mondiale, elle fait remarquer qu’elle n’y est pour rien... A Farnborough, elle installe une infirmerie et elle organise des ambulances pour les blessés alliés. Elle donne son yacht, le Thistle, à l’Amirauté britannique. Après 1918, elle se rend Espagne pour une opération de la cataracte. Celle-ci réussit mais à Madrid, au palais des ducs d’Albe, le dimanche 11 juillet 1920, la vieille dame en noir grelotte, son visage rougit. C’est une crise d’urémie, comme Napoléon III. Sereine, elle murmure : "Il est temps de m’en aller…"
La France de Clemenceau lui refuse des funérailles officielles et les honneurs militaires. Choqué, le roi George V, qui a fait de l’ancienne Impératrice des Français un chevalier de l’Empire britannique, organise les obsèques d’Eugénie. Il y assiste avec son épouse la reine Mary et le roi d’Espagne Alphonse XIII. Les honneurs militaires britanniques sont rendus à Eugénie, comme Victoria l’avait exigé pour le prince impérial. Eugénie a survécu cinquante ans à l’écroulement de son rêve. Désormais, elle repose auprès de son époux et de leur fils dans la crypte de Farnborough. Eugénie n’avait pas tous les dons mais elle ne fut jamais lâche ni médiocre.
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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Cheffe de projet : Adèle Ponticelli
Réalisation : Laurent Sirguy et Guillaume Vasseau
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Europe 1 Studio
Bibliographie : Jean des Cars, Eugénie, la dernière Impératrice, (Perrin, 2000) Grand Prix de la Fondation Napoléon.
Maurice Paléologue, de l’Académie française, Les entretiens de l’Impératrice Eugénie (Plon,1928).