En 1947, Gandhi rencontre pour la première fois l'homme chargé par le roi George VI de négocier l'indépendance de l'Inde : Lord Mountbatten. Dans ce nouvel épisode de "Au coeur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des cars raconte comment de cette rencontre naîtra une relation de confiance et d'amitié.
2020 marque le 90ème anniversaire de "La marche du sel" de Gandhi. Le célèbre leader indien organisa cette manifestation pour s’opposer à une taxe sur le sel mise en place par l’occupant britannique. Pour autant, dans la dernière partie de sa vie, il noua une relation inattendue avec l'homme chargé par le roi George VI de négocier l'indépendance de l'Inde en 1947. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, découvrez l'histoire d'amitié entre Gandhi et Lord Mountbatten.
Le 17 janvier 1948, Gandhi poursuit une énième grève de la faim. Cette fois, il l’avait faite pour que le nouveau gouvernement de son pays, l’Inde, règle au Pakistan une importante somme d’argent qu’il s’était engagé à lui verser. L’argent est enfin payé mais Gandhi continue sa grève car il attend d’autres preuves de bonne volonté du gouvernement indien à l’égard des musulmans résidants en Inde.
Le même jour, il reçoit la visite de lord Mountbatten et de son épouse Edwina. Bien qu’affaibli, Gandhi les accueille avec un trait d’humour : "Ah ! Il faut que je me mette à jeûner pour que la montagne vienne à Mahomet !"
La "montagne" et son épouse ont une très longue conversation avec lui. Edwina est affolée par l’état de faiblesse de Gandhi. Son mari lui répond : "Ne sois pas triste. Il fait ce qu’il a décidé de faire. C’est un petit homme très très courageux".
Le même jour, les représentants de toutes les communautés de Delhi signent la charte sur le respect des droits et de la sécurité des musulmans. Le Mahatma est heureux d’avoir eu gain de cause. Il peut recommencer à s’alimenter... 13 jours plus tard, 30 janvier, à 17 h 23, alors qu’il se rend à sa prière quotidienne dans le jardin de Birla House, la propriété où il réside, Gandhi est abattu de trois balles de pistolet tirées à bout portant. C’est Lord Mountbatten qui raconte : "Je venais juste de rentrer de Madras dans l’après-midi. J’ai d’abord entendu dire que Gandhi avait été victime d’un attentat. Et puis, très peu de temps après, qu’il était mort. Je n’étais pas seulement consterné, j’étais absolument pétrifié. Je me suis immédiatement rendu à Birla House, qui était déjà entourée d’une foule considérable ; au moment où j’allais entrer dans la maison, où reposait le corps, quelqu’un dans la foule a crié : 'C’est un musulman qui a fait le coup !'. Je me suis immédiatement retourné, et j’ai dit : 'Imbécile ! Tu ne sais pas que c’est un Hindou ?'. Je n’en savais rien, bien sûr. Personne ne pouvait le savoir à ce moment-là. Mais une chose au moins était sûre : si c’était un musulman, nous étions perdus. Ce serait la guerre civile à coup sûr."
L’assassin était effectivement un Hindou, un fanatique. Mountbatten est très inquiet. Il pense que le Premier ministre Nehru est désormais bien seul et très exposé. Il faut qu’il prenne la parole. Nehru répond qu’il est trop bouleversé pour le faire. Mountbatten le rassure : "Ne vous en faites pas : Dieu vous dictera vos paroles"
Mountbatten s'occupe des obsèques de Gandhi
Personne ne semble vouloir prendre en mains les obsèques de Gandhi. C’est Mountbatten qui va s’en occuper. Il sait qu’il y aura d’énormes problèmes d’organisation et de sécurité. Quelle cérémonie ! L’Inde nouvelle a perdu son père ! Il convainc Nehru qu’il faut une présence militaire pour contenir la foule. Mountbatten lui détache ses Gurkha, des soldats d’élite originaires du Népal, ainsi que sa garde personnelle pour les assister.
Le secrétaire de Gandhi prévient alors que le Mahatma avait émis le souhait que son corps soit incinéré dans les vingt-quatre heures suivant son décès. Sa volonté sera exaucée. Le lendemain, à 11h, le corps du Mahatma, recouvert d’un drapeau indien, est chargé sur le châssis d’un blindé tiré par 250 marins. Précédée de quatre automitrailleuses et de la garde du gouverneur général Mountbatten, la dépouille sera suivie par 700.000 personnes. Elles vont parcourir dix kilomètres jusqu’au champ de la crémation, au bord du fleuve Jumna, qui baigne la ville de Delhi. Là, une foule immense attend. Le cortège n’arrivera qu’à 16 heures devant le grand bûcher de bois de santal.
Mountbatten, sa casquette posée à terre, et sa femme Edwina sont au premier rang accompagnés de leur fille Pamela. Malgré la foule immense, il n’y aura aucun incident. La mort de Gandhi est un terrible traumatisme pour la très jeune nation indienne. Mais pourquoi lord Mountbatten est-il présent dans ce moment crucial ?
La rencontre de deux tempéraments opposés
Lors de leur première rencontre à Delhi le 31 mars 1947, on ne peut imaginer parcours plus différents que celui de Mountbatten, alors vice-roi des Indes, et de Gandhi. Ce dernier est né en 1869 dans une famille riche et cultivée. Après avoir étudié à l’université d’Ahmadabad, au nord-ouest de l'Inde, il apprend le droit à Londres puis revient avec son diplôme d’avocat à Bombay. De 1893 à 1914, il séjourne en Afrique du Sud. Il est le défenseur dévoué des 150.000 Indiens installés dans ce pays. De retour en Inde, il est loyal à l’égard des Anglais pendant la Première Guerre mondiale. En 1919, une manifestation nationaliste indienne à Amritsar, tout près de la frontière avec le Pakistan, est violemment réprimée par les Britanniques. Il y aura 379 morts et un millier de blessés. Gandhi est alors révulsé. En juillet 1920, il appelle à une campagne de non-violence et de non-coopération. Il recommande la non participation aux emprunts, la grève des tribunaux, le boycott des écoles anglaises et le refus de tout poste civil et militaire. Et il devient l’âme du mouvement indépendantiste.
Après le congrès de son mouvement à Delhi en 1922, Gandhi est arrêté. Ici se forge sa légende. Il apparaît plus comme un saint que comme un héros national. Désormais, sa vie sera une succession de revendications, toujours non-violentes, de désobéissances suivies, chaque fois, d’un nouvel emprisonnement. Trois fois incarcéré entre 1932 et 1933, il fait sa première grève de la faim pour attirer l’attention sur la situation des Intouchables, ces exclus du système des castes qui vivent comme des moins que rien. Puis de 1934 à 1939, Gandhi se retire de la vie politique. Il la juge contraire à son idéal.
Mais au début de la Deuxième Guerre mondiale, comme le Royaume-Uni a refusé de s’engager sur la voie de l’indépendance de l’Inde, Gandhi déclenche une nouvelle campagne de désobéissance civile. Les Japonais étant aux portes de l’Inde, Gandhi est arrêté en août 1942. Et il est emprisonné jusqu’à mai 1944. Il tente alors de négocier avec le parti musulman de Muhammad Ali Jinnah, le leader politique connu comme le fondateur du Pakistan, car dans le cas où l’Inde deviendrait indépendante, ce qui semble se profiler, il ne veut à aucun prix de la partition de son pays….
Pourtant, Gandhi n’arrive à aucun résultat dans cette négociation. Mais son aura n’en est pas affecté : il reste l’homme qui défend l’indépendance de l’Inde depuis 1919 avec abnégation. Son désintéressement est total. Il vit dans la plus grande simplicité. Pour tous les Hindous, il reste l’âme de leur combat pour l’indépendance.
"Dickie" Mountbatten, un personnage charismatique
C’est pour cela que le vice-roi des Indes, lord Mountbatten, à peine arrivé à Delhi, veut le rencontrer. "Dickie" Mountbatten est l’arrière petit-fils de la reine Victoria, apparenté à presque toutes les familles royales d’Europe. Il est un personnage aussi flamboyant qu’énergique et charismatique.
Pendant la guerre, commandant en chef des Forces Alliées du Sud-Est asiatique en 1943, il va chasser définitivement les Japonais de l’océan Indien. Considéré comme l’un des plus grands marins anglais de la Deuxième Guerre mondiale, sa victoire lui vaudra le titre de lord of Burma, lord de Birmanie. Mais Dickie n’est pas qu’un guerrier. Il est aussi un organisateur hors-pair. Assisté de son épouse Edwina, il a la mission de libérer et de prendre en charge les prisonniers de guerre alliés, victimes des mauvais traitements de l’occupant japonais. Le couple se comportera avec autant d’efficacité que d’humanité. Une expérience qui leur sera utile en Inde, vous allez bien vite comprendre pourquoi.
En effet, alors qu’il pensait rejoindre son commandement d’amiral en Méditerranée, le roi George VI et son Premier ministre Clement Attlee demandent à Lord Mountbatten d’accepter le poste de vice-roi des Indes pour négocier l’indépendance du plus beau joyau de l’Empire britannique. Dickie et Edwina débarquent à Delhi le 22 mars 1947. Ils remplacent le général Wavell, qui n’a pas démérité. La passation de pouvoir est plus que courtoise. Dickie et Edwina ont l’extrême délicatesse de venir dire au-revoir au couple Wavell à l’aéroport de Delhi avant qu’ils ne s’envolent pour Londres.
Le lendemain, 31 mars, a lieu la cérémonie de l’intronisation du nouveau vice-roi des Indes dans leur somptueux palais de Delhi. Uniformes, décorations, tiare de diamants pour Edwina. C’est éblouissant mais bref : un quart d’heure ! Le nouveau vice-roi n’a pas de temps à perdre.
Il a déjà constitué son équipe et veut s’entretenir d’urgence avec les piliers de la politique indienne. Le premier sera Nehru, qui dirige le gouvernement de coalition provisoire. Le deuxième, Patel, est président du Parti du Congrès et ministre de l’Intérieur de Nehru. Le troisième sera Gandhi. Exceptionnellement, Edwina assistera à l’entretien.
Le Mahatma apparaît. C’est un vieil homme aux lunettes rondes, enveloppé dans un tissu blanc. D’après Edwina, il ressemble à un moineau triste perché sur le bord de son fauteuil. Ce jour-là, on ne parlera pas de l’avenir de l’Inde mais on fera connaissance. Dickie raconte à Gandhi que lors de son voyage en Inde, avec le prince de Galles (le futur Edouard VIII) en 1921, il avait souhaité lui rendre visite mais on le leur avait interdit. Cela fait rire Gandhi mais ne l’étonne pas !
Ensuite, Dickie lui fait évoquer ses jeunes années, ses débuts politiques en Afrique du Sud, la manière dont il avait constitué son mouvement indépendantiste. Au final, l’entrevue dure deux heures. Et les journalistes sont persuadés qu’ils n’ont parlé que du sort de l’Inde… Mais les deux hommes avaient fait mieux : il s’étaient découverts et ils s’étaient compris !
Un objectif : gagner la confiance de Gandhi
Leur deuxième entrevue est l’occasion de se recentrer sur le cœur du sujet, l’indépendance de l’Inde. Gandhi supplie Mountbatten de n’accepter, en aucun cas, la division de l’Inde. Il lui dit que pour arranger les choses, on pourrait donner la direction du gouvernement au chef du parti musulman Jinnah. Dans un pays où les musulmans sont nettement minoritaires par rapport aux Hindous, c’est totalement impossible. Mais Mountbatten, qui est fasciné par Gandhi, ne veut pas le heurter en refusant sa proposition. Nehru se chargera de le lui dire. Mountbatten a un objectif : il veut gagner la confiance de Gandhi…
C’est chose faite quand Gandhi propose à Mountbatten de devenir chef de l’Etat Indien après l’indépendance pendant au moins un an "afin de servir d’arbitre et de guide". Une proposition incroyable et totalement irréaliste mais qui touche infiniment le vice-roi. Il a gagné la confiance et même l’amitié du Mahatma.
Les négociations pour la partition de l’Inde entre deux Etats seront rudes et difficiles, n’apportant aucune satisfaction aux deux parties. La dernière version sera remaniée plusieurs fois avant d’être présentée à George VI et à Attlee.
Il n’y aura finalement que deux entités, l’Inde et le Pakistan, l’Inde hindoue et le Pakistan musulman. Deux grands Etats, le Penjab à l’ouest et le Bengale à l’est, seront tous deux divisés entre l’Inde et le Pakistan. Une commission spéciale sera chargée de fixer les tracés des frontières. Les 565 maharadjahs et leurs principautés devront choisir entre l’Inde et le Pakistan. Enfin, le Pakistan et l’Inde auront le statut de "Dominions" indépendants à l’intérieur du Commonwealth.
Il est évident que ce partage ne peut que désespérer Gandhi. Il dénonce publiquement ce plan de partition, même il le condamne. Le prestige du Mahatma parmi les foules hindoues et musulmanes est tel que personne, pas même le parti du Congrès de Nehru, n’osera passer outre son refus. Mountbatten le sait. Sitôt revenu de Londres avec l’approbation du roi, du gouvernement et du Parlement sur le plan de partage, il écrit à Gandhi qu’il souhaite le voir. Gandhi lui répond qu’il lui rendra visite le lundi 2 juin à 12h30…
Précis comme une pendule, le Mahatma se perche sur son fauteuil à l’heure dite. Mountbatten lui expose les détails de son plan et l’importance de ne pas le faire échouer. Gandhi sort alors de sa tunique plusieurs morceaux d’enveloppe et un crayon. Et il lui écrit le message suivant : "Je suis désolé de ne pouvoir parler. Lorsque je décidai de faire du lundi mon jour de silence, j’avais prévu deux exceptions : le cas où je devrais parler à de hauts fonctionnaires d’affaires urgentes et la nécessité de m’occuper de personnes malades. Mais je sais que vous ne souhaitez que je rompe mon silence. Ai-je dit un mot contre vous lors de mes discours ? Si vous admettez que je ne l’ai pas fait, alors votre mise en garde est superflue. Il y a une ou deux choses dont je dois vous parler, mais pas aujourd’hui. Si nous nous revoyons, je parlerai". Mountbatten est soulagé : Gandhi ne fera rien pour empêcher la partition.
L’indépendance de l'Inde et des drames qui s'en suivent
Le vice-roi et les principaux leaders politiques vont annoncer à la radio que l’indépendance et la partition de l’Inde, le transfert de pouvoirs entre le Royaume-Uni et les deux nouveaux Etats, l’Inde et le Pakistan, s’effectueront le 15 août 1947. Le 4 juin, Gandhi qui voit l’anéantissement de son rêve qui aurait été l’oeuvre de sa vie : une Inde indépendante et unie, déclare pourtant à ses fidèles : "Le Gouvernement britannique n’est pas responsable de la partition. Le vice-roi n’y est pour rien... Si nous tous, hindous et musulmans sommes incapables de nous entendre sur une autre solution, alors le vice-roi n’a pas le choix." Mountbatten est évidemment touché de cet appui essentiel.
L’indépendance de l’Inde est effectivement proclamée le 5 août 1947. Après avoir été le dernier vice-roi des Indes, Mountbatten en devient le premier gouverneur général. La partition entraîne, particulièrement au Penjab et au Bengale, d’immenses mouvements de populations. Les musulmans quittent l’Inde, les hindous quittent le Pakistan. Il y aura de terribles massacres, des bombes dans les trains, des milliers de réfugiés à gérer. Mountbatten supplie alors Gandhi de se rendre au Bengale pour tenter de calmer les esprits. Le Mahatma s’installe dans une masure de Calcutta, au milieu du quartier des Intouchables. Des processions d’hindous et de musulmans viennent l’entendre. Grâce à lui, les émeutes redoutées n’ont pas lieu. Mountbatten, reconnaissant, écrit à Gandhi : "Au Pendjab, nous avons une force frontalière de 55.000 soldats qui devront faire face à des émeutes sur une grande échelle. Au Bengale, nos forces se composent d’un homme, et il n’y a pas d’émeute. Permettez-moi, en tant qu’officier et administrateur, de rendre hommage à la force frontalière d’un seul homme"
On sait que les mois suivants sont difficiles tant pour le gouverneur général que pour le Mahatma. Les émeutes à calmer, les réfugiés à accompagner, les épidémies à juguler pour Mountbatten. Pour Gandhi, le désespoir de voir musulmans et hindous se dresser les uns contre les autres dans une Inde fracturée. Ils ont fait l’un et l’autre leur devoir. Ils le savaient. Ils s’estimaient. Pour les Mountbatten, la mort de Gandhi fut une tragédie.
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