Au milieu de l'année 1348, la peste noire a déjà réduit la population française au tiers. L’épidémie est incontrôlable. Devant les ravages de la maladie, une notion révolutionnaire apparait : la contagion. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Clémentine Portier-Kaltenbach livre les théories et les remèdes les plus surprenants mis au point par les médecins d'alors pour venir à bout de la grande peste.
Retrouvez la première partie de l'épisode, si vous l'avez manquée.
Au milieu de l’année 1348, la peste a déjà réduit la population de la France au tiers. Les croyances, jusque-là normées par l’Eglise, sont ébranlées. On ne se résout pas à brûler les morts, c’est une pratique réprouvée par le dogme. Du coup, on entasse les cadavres dans des fosses creusées à la hâte et quand les fosses sont pleines, on se contente de jeter les dépouilles à la rue.
La terreur a saisi les populations. On cherche par tous les moyens à arrêter le mal. Dans le chaos, les savants tentent une première synthèse des observations faites sur l’épidémie. Quelle que soit l’origine du mal, on constate enfin que ni le froid, ni le chaud, ni le tiède n’agissent sur lui et que l’hygiène ne change rien. Ceux qui accusent les plaines de propager la peste doivent se rendre à l’évidence : la maladie n’épargne ni les habitants des montagnes, ni ceux des îles, ni ceux des contrées désertiques.
La position de la lune et des planètes n’accélère ni ne freine le nombre des décès. Pour la première fois dans un Moyen-Âge pétri d’esprit magique, on réalise que l’on ne sait rien de l’origine du mal. Dans son Histoire de la peste noire, le Dr Adrien Phillippe écrit :
" Les grandes et universelles épidémies sortent de profondeurs complètement ignorées ; la cause qui les produit nous échappe, rien ne nous met sur la voie rationnelle d’un traitement utile, et jusqu’aujourd’hui l’empirisme ne nous a fourni aucun de ces moyens qui, dans d’autres cas, ont une efficacité merveilleuse. "
La compréhension de la contagion
A la fin de l’année 1348, une notion apparaît, révolutionnaire entre toutes : la contagion. Gui de Chauliac, médecin du Pape, en avait eu l’intuition. Alors que l’épidémie poursuit son œuvre de destruction, d’éminents médecins comme Gentile da Foligno ou Raymond Chalin de Vinario, comprennent que la maladie peut se transmettre d’homme à homme. Sa transmission par la puce du rat ne sera découverte que bien plus tard.
Le constat de cette transmission d’homme à homme a déjà été fait en Italie. Des lazarets, hôpitaux dédiés aux malades de la peste, ont été ouverts à Venise et on isole les personnes contaminées. Les premières quarantaines sont décidées par les autorités de certaines villes. Les doctrines de la séquestration et de la migration, oubliées depuis la Grèce Antique, revoient le jour.
Pour autant, la foi et la raison restent encore étroitement unies. Les médecins, avant d’inviter la population à se confiner, exhortent chacun au repentir et à la confession de ses fautes. Ce n’est d’ailleurs pas une disposition spécifique au Moyen-Âge : dans l’Antiquité, toute médication était accompagnée d’un sacrifice à Apollon ou à Esculape.
Le pape Clément VI lui-même, à Avignon, célèbre chaque jour une messe le matin pour supplier Dieu de mettre un terme au fléau. A genoux, entourés d’une forêt de langues et de torchères, il demeure ainsi plusieurs heures avant de s’occuper des actions à mener.
Les plantes comme remède
Pendant ce temps, les médecins cherchent dans l’urgence un remède qui puisse avoir raison du mal. La médecine de l’époque est encore l’héritière de celle de l’Antiquité. On ne connaît de médication que par les plantes. A l’automne 1348, alors que la population française est revenue à son niveau de l’époque de la Gaule, on s’essaye à de multiples concoctions, fumigations, inhalations… Les rues se remplissent de fumées de choux et de coings brûlés.
Médecins et mages prévoient une pluie infecte venue d’une configuration planétaire propice, au terme de laquelle l’air redeviendra pur. Il faudra alors brûler des sarments de vigne et y ajouter de la camomille. Par-dessus tout, il faudra se garder de la fraîcheur du soir ou du matin, il faudra boire des décoctions de clous de girofle, de sauge, de romarin, et éviter absolument l’huile d’olive, la colère et l’ivresse.
Les mélanges les plus saugrenus sont présentés comme des remèdes miracles. Myrrhe, menthe, santal, musc, excréments humains, fientes d’oiseaux, doivent être amalgamés selon des proportions très précises. Mais attention, après avoir mangé, il faudra se garder de se coucher sur le dos, position qui est propice à la circulation d’humeurs pestilentielles. Il faut se coucher sur le côté gauche, de manière que le foie ne soit pas comprimé par l’estomac.
Parmi les compositions qui emportent l’adhésion de tous les médecins d’alors, on trouve la fameuse thériaque, mélange de 55 herbes qui, dit-on, préserve totalement de la peste. Les volontaires envoyés près des malades en garniront un masque en forme de bec de corbeaux qu’ils placeront sur leur visage pour empêcher les vapeurs délétères de parvenir jusqu’à leurs narines. Ce masque fera date puisqu’il deviendra un incontournable de la Commedia dell’arte et de son fameux personnage Medico della Peste.
Gemmes et pierres précieuses viennent aussi apporter leur secours. On conseille par exemple de se faire graver sur une améthyste un homme à genoux entouré par un serpent dont il tient la tête dans la main droite et la queue dans la main gauche. Tous les moyens sont bons pour tenter de se prémunir contre la contagion.
Trouver un coupable : le massacre des juifs
La détresse abyssale dans laquelle est plongée la population engendre ressentiment, puis haine, contre ceux qu’on accuse d’avoir propagé l’épidémie. Il faut trouver un coupable. Dans l’est de la France, alors que la papauté a privé des sacrements de l’Eglise tous ceux qui se réclamaient du roi de Bavière, les habitants des grandes villes, en perte de repères, vont s’en prendre aux juifs. On les accuse d’avoir empoisonné l’eau des puits, de tenir leur poison des araignées et des hiboux. Beaucoup avouent, mais sous la torture.
A Mayence, on a même rassemblé les juifs dans leur synagogue et on les a brûlés vifs. Même folie destructrice à Strasbourg, où on en massacre 900. Quelques-uns d’entre eux, qui ont accepté le baptême pour échapper au supplice, sont rattrapés dans les rues et décapités. Le Dr Adrien Phillippe précise :
" Parfois les autorités firent précéder les massacres d’un jugement en bonne et due forme et les traces s’en trouvent dans les archives de Savoie. Parfois les malheureux, entassés dans une grange, y étaient brûlés vifs ; ensuite leurs biens, confisqués, figuraient dans les recettes des communes. La Chronique de Brabant contient une phrase laconique : « Anno 1349 : lors on assoma les Juifs ». "
Revue d’histoire et de philosophies religieuses, 1984
Le Pape, averti de ces horreurs, lance un appel pour demander l’arrêt immédiat des persécutions. Il fulmine : deux bulles, coup sur coup, les 4 juillet et 26 septembre 1348. L’Eglise, dit-il, a le devoir de protéger les juifs. Immédiatement, il faut ouvrir la cité d’Avignon à tous ceux qui le désirent mais là encore, la mesure tarde à être appliquée.
Le corps ecclésiastique de la cité des papes est décimé : 42% des aumôniers sont morts, 35% des courriers, le tiers des officiers domestiques, des cardinaux, des secrétaires. Alors chaque jour, dans un office composé par ses soins, le Pape supplie la Vierge Marie d’intercéder pour que Dieu libère son peuple des terreurs de sa colère.
Le fléau des flagellants
Le Saint-Père ordonne les premières dissections quand cette pratique, associée à la sorcellerie, n’était autorisée en Europe qu’une fois par an pour l’examen des prisonniers condamnés à mort. Ces décisions salutaires sont pourtant impuissantes à endiguer les déviances indissociables à de pareilles situations de crise.
Dans les villes et villages décimés par l’épidémie, des groupes d’hommes marchent en appelant à la pénitence. Munis de fouets à pointes de fer, ils se frappent le corps jusqu’au sang, dans la certitude que ce sang purifié permettra d’apaiser le courroux de Dieu et d’assainir l’air. Venus de divers milieux ascétiques, ils sont arrivés d’Italie, remontant le long des frontières françaises avant de proliférer en Germanie, puis dans les Flandres.
Au début, le caractère pénitentiel de ces mouvements n’inquiète pas l’Eglise outre mesure. Mais lorsque le Pape apprend, horrifié, que ces flagellants se confessent entre eux et s’administrent l’absolution, il exprime sans tarder sa condamnation et le renoncement à ces pratiques, sous peine d’excommunication.
De fait, les processions des flagellants se trouvent bien éloignées des pratiques autorisées par l’Eglise : lecture, prophéties et sermons qui accompagnent les sectateurs, portent la marque d’un mysticisme débridé.
" L’un des flagellants se levait pour lire une lettre soi-disant apportée du ciel par un ange dans l’Eglise de Saint-Pierre à Jérusalem. La lettre annonçait que le Christ était profondément affligé des péchés des hommes et qu’il avait accordé à l’intercession de la sainte Vierge et des anges que tous ceux qui voyageraient pendant trente-quatre jours, et se flagelleraient, auraient part à la grâce de Dieu. "
Histoire de la peste noire, A. Phillippe
A Avignon, on a fermement déclaré hérétiques ces flagellants qui n’incarnent en rien le contenu de la foi de l’Eglise. En outre, ils sont partis liés avec les foules qui appellent au massacre des juifs, ce qui va accroître encore la fureur de Clément VI. Il dira :
" Déjà les flagellants, sous prétexte de piété, ont fait couler le sang des juifs que la charité chrétienne doit préserver et protéger, et fréquemment aussi le sang des chrétiens. Et quand l’occasion s’est trouvée, ils ont volé les biens du clergé et des laïcs, et se sont arrogés l’autorité légale de leurs supérieurs. En conséquence, on peut craindre que par leur hardiesse et leur imprudence, un grand degré de perversion ne soit atteint si des mesures sévères ne sont pas prises immédiatement pour les supprimer. "
Cité dans Les grandes pestes en France, Monique Lucenet, 1985
Un équilibre bouleversé
C’est dans une France dévastée que tombe l’hiver 1348, et l’épidémie n’est pas terminée. La peste noire réapparaît en 1360, puis 1369 et 1375. Inexorablement, elle va modifier les mentalités. Tous ont été touchés, peuples et rois. Les chroniqueurs de l’époque ont tenté de dresser un bilan de la peste sans donner de chiffres précis.
Mais au-delà de l’hécatombe, c’est tout un équilibre du corps social qui a été bouleversé. La peste a changé les croyances, changé les rapports humains, changé l’économie, changé la perception du monde. Convaincus qu’ils assistaient à l’apocalypse, nombre de chrétiens et parmi eux, une grande proportion de prélats, évêques et cardinaux, tombèrent dans une dépravation invraisemblable. La peste avait eu raison de ce Moyen-Âge qui mettait Dieu et les astres au centre de tout.
L’espérance dans le royaume des cieux a laissé la place à l’espérance dans les capacités de l’homme à se faire l’artisan de son propre bonheur…
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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Ecriture et présentation : Clémentine Portier-Kaltenbach
Production : Timothée Magot
Réalisation : Oscar Vataire
Diffusion et édition : Clémence Olivier avec Salomé Journo
Graphisme : Sidonie Mangin
Références bibliographiques :
"Autour de la peste noire : famines et épidémies dans l'histoire du XIVe siècle", par Elisabeth Carpentien, dans les Annales. Economies, sociétés, civilisations, 1962
"Documents inédits sur la grande peste de 1347", par Joseph Michon, éditions Baillères et fils, 1860
"Histoire de la Peste Noire", par le Docteur Phillippe, Direction de la Publicité Médicale, Paris, 1853
"La Peste noire dans l’Occident chrétien et musulman 1346/1347 – 1352/1353" par Stéphane Barry et Norbert Gualde, In : "Épidémies et crises de mortalité du passé", Ausonius Éditions, 2007