Adoration, meurtres et vengeances : rien ne manque à cette tragédie, pas même un incroyable couronnement posthume… Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars vous raconte la relation funeste de l’héritier du trône du Portugal au XIVe siècle, l’infant Pierre, et de la belle Inès de Castro.
A la fin du 14e siècle, une morte est couronnée reine. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte comment l’héritier du trône devenu roi du Portugal en est venu à infliger à cette Cour une cérémonie aussi hallucinante.
En 1361, Pierre 1er, dit "le Cruel", roi de Portugal depuis quatre ans, accomplit la dernière phase d’une vengeance qu’il préparait depuis le 7 janvier 1355 et le sauvage assassinat de sa bien aimée, Inès de Castro, épousée secrètement et qui lui avait donné trois enfants. Il organise une cérémonie particulièrement macabre qui se déroule en plusieurs étapes.
Le cercueil d’Inès est d’abord extrait de l’église de Santa Clara, proche du lieu de son assassinat. La dépouille est ensuite transportée de nuit dans un long cortège du couvent de Santa Clara au splendide monastère d’Alcobaça. Sur les cent kilomètres du parcours, des porteurs de torches éclairent le convoi. Le clergé et le peuple suivent en chantant des cantiques et des psaumes. A l’arrivée à Alcobaça, le cercueil est ouvert. Inès est décédée six ans auparavant. Sa dépouille est dans un état de décomposition très avancé et son visage est parfaitement méconnaissable, à l’exception de ses cheveux blonds qui, eux, ont gardé leur éclat. Il faut maintenant la parer pour son couronnement, puisque c’est la volonté de son époux Pierre 1er.
On la revêt d’une robe d’or et d’un manteau de pourpre avant de l’asseoir sur le trône. La nef, haute et sévère, du monastère d’Alcobaça est décorée pour l’occasion. Le roi, qui a revêtu les habits de son sacre, pose la couronne sur la tête du cadavre. Il prend la main droite d’Inès et dit :"Tu seras reine ici comme tu l’aurais été. Tes fils, seulement parce qu’ils sont tes fils, deviendront infants. Ton corps innocent recevra les honneurs royaux."
Il tend ensuite cette main pour que les évêques et les seigneurs de la Cour, convoqués pour assister à cette terrifiante cérémonie, la baisent en signe d’hommage. On imagine l’état décomposé de la chair, même recouverte de dentelles, de la pauvre Inès ! La morte est couronnée reine. Mais que s’est-il vraiment passé pour que l’héritier du trône devenu roi du Portugal inflige à cette Cour une cérémonie aussi hallucinante ?
Les rapports compliqués entre le Portugal et la Castille
L’histoire de Pierre et d’Inès se situe au Moyen Âge, dans la période qui a précédé la Guerre de Cent Ans. A cette époque, le royaume du Portugal n’existe pas depuis longtemps. A la fin du XIe siècle, Alphonse VI, roi de Castille, offre à Henri de Bourgogne la main de sa fille Thérèse en échange de son aide pour lutter contre les Maures, c'est-à-dire les Arabes.
On se trouve alors au début de ce qu’on appelle "la Reconquista", cette guerre qui visait à chasser les musulmans de la péninsule ibérique. Henri de Bourgogne assure son autorité sur le comté de Portugal. C’est son fils, Alphonse 1er Henriques, un Bourguignon donc, qui devient le premier roi d’un Etat indépendant : le Portugal. Il faut noter que c’est lui qui a fait venir des moines observant la règle de saint Bernard, formés à l’abbaye de Cîteaux en Bourgogne.
Pour eux, il fait construire le grand monastère d’Alcobaça, accomplissant ainsi une promesse faite lors d’un combat victorieux contre les Maures en 1147. Les premiers moines arrivent en 1154 et le monastère ne sera achevé qu’en 1178. C’est dans l’église abbatiale, d’une sobriété de lignes et de décoration qui tranche avec le gothique flamboyant de l’époque, que se situera l’épisode du couronnement de la reine morte.
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Alphonse 1er a repoussé les Maures au-delà de Lisbonne, qui va devenir la capitale du royaume. Son fils, Sanche 1er, attire des colons dans le pays fraîchement reconquis sur les Arabes. Soixante dix ans plus tard, son petit-fils, Alphonse III, libère le sud du pays. Avec la reconquête de l’Algarve, le territoire portugais est celui que nous connaissons aujourd’hui. Mais le roi doit calmer l’animosité du royaume Castillan, jaloux de l’expansion portugaise. Dans ce but, il épouse la fille du roi de Castille. C’est leur fils Denis qui fait du petit Portugal un pays prospère. Il y favorise la vie urbaine, l’industrie, le commerce, appelle à son service un amiral génois pour créer une marine, et il fonde l’université de Lisbonne en 1291. Son successeur est Alphonse IV le Brave, le père de notre héros, Pierre.
Comme tous ses prédécesseurs, Alphonse IV est obligé de lutter contre la Castille, toujours aussi jalouse : il envoie une flotte de trois navires pour explorer les îles Canaries qu’il souhaite coloniser. C’est important car c’est la première expédition maritime portugaise d’envergure mais elle n’empêchera pas la Castille de s’emparer de l’archipel. Le roi de Portugal aide pourtant le roi de Castille à reconquérir la région de Tarifa dans le sud de la péninsule, en 1340. La même année, pour renforcer cette réconciliation, Alphonse IV va fiancer son fils Pierre, âgé de 20 ans, à Constance, fille de son ancien ennemi castillan.
Pierre tombe amoureux d’une suivante de son épouse !
Lorsque l’infante Constance arrive à la Cour de Lisbonne, elle est accompagnée d’une nombreuse suite. Mais Pierre la remarque à peine : il n’a d’yeux que pour une de ses dames d’honneur, Inès de Castro. Comme lui, elle a 20 ans, les yeux verts et un col de cygne. Elle est éblouissante !
La seule image d’Inès qui nous soit parvenue est une gravure réalisée par un Anglais, William Skelton. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale de Madrid. La jeune femme y apparaît jolie, sereine, avec effectivement de beaux yeux, un très long cou et surtout une magnifique chevelure blonde. Ses cheveux sont répartis de part et d’autre de son visage en deux masses importantes. Ils sont ornés de plusieurs petits nœuds qui ne font que souligner leur opulence. Pierre tombe immédiatement éperdument amoureux de la suivante !
Il fait néanmoins son devoir de prince et épouse Constance, mais très vite, il devient l’amant d’Inès. Constance meurt en 1345, après avoir mis au monde un garçon, Ferdinand. Enfin libre, Pierre annonce à son père qu’il a l’intention d’épouser Inès et de légitimer ses bâtards. Alphonse IV est furieux ! Il s’oppose à cette union car il la juge dangereuse. Ce n’est pas tant d’Inès qu’il s’agit mais de ses deux frères ambitieux, dont elle est très proche…
La Cour s’inquiète que le parti espagnol l’emporte sur les intérêts portugais. Pierre et Inès n’ont que faire de la colère du roi. Il exile Inès ? Ce n’est pas grave, elle va se réfugier près de Coimbra, dans une maison proche du monastère de Santa Clara-a-Velha, au bord du rio Mondego. On l’appelle aussi le couvent au bord du fleuve. Pierre vient souvent la voir dans cette maison.
Il faut dire qu'après la mort de Constance, il a épousé secrètement sa maîtresse. Elle lui a donné trois enfants, Béatrice, Jean et Denis. Bien que désormais mariés, ils vivent comme des amants, se fixant des rendez-vous aux pieds de la Fontaine des Amoureux. Le grand poète portugais Luis de Camoens écrira, deux siècles plus tard, dans un chant des Lusiades, les amours de Pierre et d’Inès, et la fameuse fontaine de Santa Clara. Si Pierre ne peut venir retrouver Inès aussi souvent qu’il le souhaiterait, il lui envoie des lettres qui arrivent par bateaux sur le petit canal qui serpente le long de son jardin.
Alphonse IV ordonne l’assassinat d’Inès
Alphonse IV est au courant du mariage secret de son fils. Il s’exaspère de cette union clandestine qui l’empêche de se remarier officiellement. Pierre n’a qu’un fils de Constance. Et pour le roi, les enfants d’Inès ne comptent pas, ce sont des bâtards. Il faut donc que son héritier se remarie avec quelqu’un digne de son rang et qui assure plus fermement sa descendance. Il faut donc se débarrasser d’Inès…
Qui va décider de l’exécution de la jeune femme ? Est-ce le roi seul ? Y a-t-il été poussé par ses conseillers ? Toujours est-il que trois gentilshommes de sa Cour la tuent pendant que Pierre est à la chasse, le 7 janvier 1355. Les trois meurtriers la poignardent lors de sa promenade favorite au bord du Rio Mondego. L’attaque est d’une violence inouïe. Inès est transpercée de multiples coups de poignard, puis décapitée.
La maison où elle résidait va désormais s’appeler la Quinta das Lagrimas, la Villa des Larmes. Inès est inhumée dans l’église du monastère de Santa Clara, dans un tombeau que nous savons provisoire. Pierre est désespéré de la mort de son grand amour et il est surtout furieux contre son père. Il gagne le nord du pays et entre en rébellion contre Alphonse IV pendant deux ans. Avec les frères d’Inès, il met le nord du Portugal à feu et à sang.
Sa mère, Béatrice, réussit pourtant une réconciliation. Pierre promet de pardonner aux exécutants de l’assassinat. Alphonse IV meurt deux ans plus tard. Sitôt proclamé roi sous le nom de Pierre 1er, il est rapidement surnommé le "Justicier" ou le "Cruel" car, en réalité, il n’a rien pardonné.
Il retrouve deux des assassins d’Inès, réfugiés en Castille, Pero Coelho et Diego Lopes Pacheco. Le nouveau souverain ordonne qu’on les ramène au Portugal. Il assiste lui-même à leur supplice à Santarem. Une véritable horreur ! Pierre estime que pour s’être acharnés avec autant de cruauté sur sa femme, ils ne doivent pas avoir de cœur. Il exige donc qu’on le leur arrache de leur vivant, l’un par la poitrine, l’autre par les épaules ! Le troisième assassin, Alvaro Gonçalvès, qui s’était réfugié au-delà des Pyrénées, est le seul à échapper à cette fin atroce. Ce n’est qu’en 1361 que Pierre va réaliser le dernier acte de sa vengeance : l’exhumation et le spectaculaire couronnement posthume d’Inès, que je vous ai raconté au début de ce récit.
Les tombeaux d’Inès et de Pierre
Lorsqu’on pénètre aujourd’hui dans la nef de l’église Santa Maria du monastère d’Alcobaça, on est impressionné par son ampleur et sa pureté incomparable. La plus vaste église du Portugal, impressionnante dans sa nudité. Pas de chapelles latérales, un dépouillement total. Dans le transept, on est alors d’autant plus surpris par les deux immenses tombeaux qui se font face, celui d’Inès et celui de Pierre 1er. En effet, après la terrible cérémonie du couronnement, Pierre 1er voulait que sa femme ait la plus impressionnante et la plus belle des sépultures.
Son sarcophage repose sur des griffons à têtes d’hommes. Ils figurent ses assassins. La gisante Inès, sublimement belle et portant sa couronne, est soutenue par six anges. Les quatre faces du tombeau sont surmontées d’une frise aux armes du Portugal et de la famille de Castro. Sur les côtés, sont évoquées diverses scènes de la vie du Christ. Aux pieds du gisant, une composition, bouillonnante de personnages, illustre le Jugement Dernier.
Le tombeau est installé dans la branche gauche du transept. Pierre 1er a voulu que son propre tombeau soit situé en face de celui de sa bien-aimée dans la branche droite. Le gisant est sévère. Au dessous, sur ses faces latérales, le monument raconte la vie de saint Barthélémy, patron du roi. Le chevet est occupé par une très belle rosace représentant la Roue de la Fortune ou plutôt, selon certains, des scènes de la vie d’Inès et de Pierre, un thème qui se poursuit sur la frise du tombeau. Ils sont face à face afin qu’au jour du Jugement Dernier, les yeux dans les yeux, ils échangent un regard d’amour avant de se lever de leurs tombeaux pour entrer dans la vie éternelle.
Après l’accomplissement de sa vengeance, le règne de Pierre 1er sera rude. Il semble qu’il ait tenu le Portugal d’une main de fer. Il ne s’est jamais remarié. Une maîtresse lui donnera un autre fils, prénommé Joâo, en 1357, l’année de son accession au trône. Il rejoindra son tombeau de marbre blanc face à celui d’Inès dix ans plus tard. C’est le fils qu’il avait eu avec Constance de Castille, Ferdinand, qui lui succède sous le nom de Ferdinand 1er. Les enfants d’Inès et Pierre vont-ils être effacés de l’histoire du Portugal ?
Ressources bibliographiques :
Philippe Jullian, Les reines mortes du Portugal (Robert Laffont, collection "L’Amour et la Couronne", 1964)
Le Portugal, empire des mers (Traduit de l’italien, version française de Gilles Ortlieb, Robert Laffont, 1982)
Jean des Cars, Des couples tragiques de l’histoire (Perrin, 2020)