Le 1er novembre 1755, Lisbonne connaît une fête de la Toussaint tragique. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars revient sur les conséquences du violent tremblement de terre qui frappa la capitale portugaise.
En début d'année, l’Australie a été ravagée par un gigantesque incendie à la mesure de cette île-continent. À travers les siècles, les catastrophes naturelles se sont répétées. Tempêtes, cyclones, ouragans, raz-de-marée et tremblements de terres ont ravagé des pays, des régions et causé d’innombrables victimes. Mais ce qui est arrivé au 18ème siècle, à Lisbonne a dépassé en horreur tout que l’on avait vu jusque-là... Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, découvrez l'histoire du séisme qui ravagea la capitale du Portugal.
Le 1er novembre 1755, fête de la Toussaint, à l’heure de la grand messe, la ville est secouée par un tremblement de terre d’une rare violence. Les églises, les palais, les maisons s’écroulent. Les cierges mettent le feu aux tentures, aux tissus et à tout ce qui est en bois, bancs, lambris, charpentes. L’incendie se propage à grande vitesse. Les survivants se précipitent vers le fleuve du Tage pour tenter d’échapper aux flammes et c’est là que se produit ce nous appelons, aujourd’hui, un tsunami.
Conséquence du séisme, une vague immense s’élève du Tage et déferle sur la ville en feu. Les trésors du roi Joseph 1er sont engloutis. On estime qu’il y eut entre 30.000 et 40.000 morts. L’émotion en Europe est énorme. Lisbonne était une ville belle et riche grâce à l’or du Brésil. Une puissante capitale anéantie en quelques minutes, cela ne s’était jamais produit. Seul le quartier de Belem, très en aval sur le Tage, a été épargné. Le couvent des Hiéromimos et la célèbre tour, saluée par les navigateurs, sont intacts. Un an plus tard, le philosophe Voltaire y consacre un Poème sur le désastre de Lisbonne :
"Philosophes trompés qui criez 'Tout est bien'
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus, ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la Terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits,
Terminent sans secours,
Dans l’horreur des tourments, leurs lamentables jours ! "
Voltaire s’interroge alors sur la réaction que cette tragédie peut susciter. On peut penser que c’est la fatalité. On peut aussi penser que c’est une punition divine. Et là, Voltaire n’est pas du tout d’accord :
"Quel crime, quelle faute, ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongées dans les délices ?
Lisbonne est abîmée et l’on danse à Paris "
Avec ce poème, Voltaire exprime évidemment sa compassion pour les victimes mais il n’oublie pas d’être philosophe. Il remet en cause la théorie de l’optimisme défendue par le philosophe allemand Leibniz, pour qui nous vivons dans le meilleur des mondes possible. Voltaire, lui, démontre et affirme que le seul élément positif dans le monde est l’espérance. Qu’en pense-t-on à Lisbonne ?
Une économie déclinante, une situation politique compliquée
Le roi du Portugal, Joseph 1er, âgé de 39 ans, ne règne que depuis deux ans. Son père, Jean V, a laissé un royaume apparemment prospère mais avec une économie déclinante. Cet amateur des sciences et des arts avait fait construire de nombreux monuments pour embellir Lisbonne. Sa Cour était fastueuse et brillante. Joseph 1er n’est pas tout à fait à la hauteur de son père. Un peu gras, pas très beau, l’esprit étriqué, il n’est pas aimable, ni avec ses courtisans, ni avec les ambassadeurs.
Son épouse n’est guère plus avenante. Maria Victoria, infante d’Espagne, ne s’est jamais remise d’avoir été, à l’âge de 5 ans, fiancée au jeune Louis XV. Elle avait vécu à Versailles pendant quelques années, se considérant comme la future reine de France. Puis, un changement de politique du Régent l’avait renvoyée, sans ménagement, à ses parents. Revenue à Madrid, son père s’en débarrasse bien vite en lui faisant épouser l’héritier du trône du Portugal, ce lourdaud de Joseph de Bragance. Elle ne l’aime pas mais elle est fière et jalouse. Et son mari la trompe énormément. Quand il ne la trompe pas, il chasse de façon forcenée. Les deux époux n’ont qu’une seule passion commune, la musique.
En fait, le roi Joseph laisse le gouvernement à son Premier ministre, le marquis de Pombal, ancien ambassadeur à Londres puis à Vienne. Ce personnage va être un atout capital pour la reconstruction de Lisbonne. Mais la situation politique est compliquée. Pombal n’aime pas les Jésuites et c’est bien réciproque. Son adversaire principal est le Père Malagrida. Revenu du Brésil en 1747, il a débarqué au Portugal. Il réclame de l’argent pour construire des églises. Il est très apprécié à la Cour du père de Joseph 1er. Ce dernier, le roi Jean V, est mort dans ses bras en 1750. La mère de Joseph 1er le supplie de ne pas s’éloigner.
Le Père Malagrida devient alors ermite, de l’autre côté du Tage. Il est très populaire. A plusieurs reprises, il annonce qu’une catastrophe va se produire. Les ruines de Lisbonne fument encore lorsque Malagrida fait paraître un pamphlet. Pour lui, c’est la colère divine qui a détruit Lisbonne car le royaume est gouverné par un athée, Pombal. Effectivement, Pombal a pour but de laïciser le pays. Il est probablement franc-maçon et songe à chasser les Jésuites du Portugal. Il ne réagit pas au pamphlet de Malagrida mais il le fait surveiller.
Le nombre des admirateurs de l’ermite augmente. Aux femmes dévotes s’ajoutent des mécontents. Le plus important des mécontents est le marquis de Tavoras. Celui-ci, ancien vice-roi des Indes, n’a pas été fait duc à son retour, ce qui le rend furieux. Son fils, le jeune marquis, a épousé la belle Dona Teresa. Elle est, depuis quelque temps, la maîtresse du roi Joseph 1er. Elle n’est pas une favorite très encombrante. Elle se contente de quelques bijoux et ne se mêle aucunement de politique. Parmi, les mécontents, on compte aussi le duc d’Avero. Il hait Pombal. Lorsqu’on lui raconte que la maison du Premier ministre a été épargnée par le séisme, il répond : "Il a également épargné la rue Pua Suga", qui est la rue des bordels de Lisbonne. Tout ce petit monde conspire et manifeste sa mauvaise humeur.
Dans la nuit du 3 septembre 1758, le roi, camouflé sous un grand chapeau et une cape, revient du quartier de Belem. Il a passé la soirée avec la jeune marquise. Son petit carrosse, tiré par deux mules, s’engage dans un étroit chemin après le couvent des Jéronimos. Trois cavaliers surgissent et tirent un coup de pistolet qui n’atteint ni le roi ni son cocher. Les agresseurs s’enfuient au galop. "Fouette !", crie le roi, " Il doit y en avoir d’autres ! ". En effet, deux autres cavaliers surgissent. Ils braquent leurs armes sur la voiture. Le roi est blessé au bras. Un second coup frappe le cocher qui tombe de son banc. Mais, à grand peine, il parvient à hisser le roi dans sa voiture. Joseph 1er lui dit : "Retournons sur nos pas. Il y a sûrement une troisième embuscade. Je passerai la nuit chez mon chirurgien."
Le médecin habite à deux pas. Il panse la blessure qui est profonde mais sans gravité. Le monarque regagne son palais discrètement le lendemain, dans le secret le plus absolu. La seule personne qu’il reçoive est Pombal.
Les chasses et les réceptions sont suspendues car la Cour est en deuil : le roi a perdu sa sœur, la reine d’Espagne. Les courtisans s’étonnent un peu de l’état du roi : a-t-il eu un accident ? Est-il malade ? Sans explication, Joseph 1er reparait dix jours après l’attentat. Il est aimable avec tous. Personne n’ose faire la moindre allusion à son état. On a trop peur de Pombal ! Mais dans Lisbonne, les rumeurs vont bon train. On commence à murmurer que le roi a échappé à un assassinat. La fuite ne peut pas venir de la famille royale : Pombal lui a intimé le silence et elle est terrorisée par Pombal !
La conspiration des Tavoras
Après le tremblement de terre, la population, traumatisée, est en effervescence. On cherche un responsable. Le Premier ministre aurait-il provoqué la colère de Dieu ? Plus pragmatique, Pombal mène une enquête minutieuse sur l’attentat contre le roi. Mais personne n’est au courant, du moins officiellement.
Bientôt, les espions de Pombal découvrent un grand va-et-vient entre le palais du marquis de Tavoras et celui du duc d’Avero. Or, les deux familles étaient notoirement brouillées depuis plusieurs mois à cause d’une sombre affaire d’héritage. Sur quoi ont-elles pu se réconcilier ? Un gantier raconte qu’un homme lui a emprunté un mousqueton au mois d’août et le lui a rendu le 8 septembre. Il est identifié : c’est Ferrero, un homme de main, qui a blessé le roi.
Pombal ne bouge pas, de peur que la nouvelle se répande. Il fait surveiller les correspondances des grandes familles portugaises avec le Brésil. On lui remet un paquet de lettres suspectes. Elles sont remplies d’horreurs à son sujet ! Enfin, un témoin capital a vu, dans la nuit du 3 septembre, le duc d’Avero lui-même descendre de cheval dans la cour de son palais tout en jetant, avec rage, son pistolet à terre en criant : "Va au Diable ! Tu m’as abandonné !".
Le Premier ministre tient ses preuves. Il convoque secrètement, le 9 décembre, un tribunal jugeant la haute trahison. Et il fait rétablir la torture. Le roi le laisse faire. Il a peur des Tavoras, il a aussi peur des Jésuites. Le 13 décembre, tous les Tavoras sont conviés à un grand bal, à la Fabrique Anglaise, le très chic club des négociants britannique de porto. Ils sont arrêtés à la sortie. La vieille marquise et sa belle-fille sont envoyées dans un couvent. Le père et le fils sont emprisonnés à la tour de Belem.
Au même moment, le duc d’Avero est lui aussi arrêté et mis au secret. Les interrogatoires sont impitoyables. On veut les noms des amis de Tavoras, qui ont souhaité la mort du roi et celle de Pombal. On exige aussi les noms des fidèles de Malagrida qui montent le peuple contre le Premier ministre. Ces gens présentent Pombal comme l’Antéchrist et le jugent responsable du tremblement de terre de Lisbonne ! C’est la conséquence politique d’un tragique événement naturel.
On torture les prisonniers. Ils se contredisent. Le 11 janvier 1759, les Tavoras et le duc d’Avero sont reconnus coupables. Un grand échafaud tendu de noir est dressé au pied de la Tour de Belem. On se bouscule pour assister au supplice. De son château d’Avisa, sur les hauteurs de Lisbonne, le roi observe la scène avec sa longue vue. La vieille marquise de Tavoras arrive en chaise-à-porteurs, en robe de bal et diamants. Elle monte droite et fière à l’échafaud. Le bourreau lui montre les instruments du supplice de son mari et de son fils : la roue, les tenailles et la poix brûlante. Elle s’agenouille : elle aura la chance de n’être "que" décapitée.
Les trois autres condamnés, les Tavoras père et fils et le duc d’Avero, plus quelques comparses, seront roués et brûlés, certains encore vivants… Il y a eu onze exécutions, dont une en effigie : c’est un complice qui a réussi à s’enfuir !
Aujourd’hui, on peut penser que le vrai coupable était le duc d’Avero, les Tavoras n’ayant qu’une complicité morale dans cette affaire. Ce dont on est certain c’est que les Jésuites avaient souhaité cet attentat et déploré son échec. Pombal va tirer parti de ce désolant complot et de son effroyable punition. Les maisons des condamnés, qui se trouvaient loin du centre de Lisbonne, ont été épargnées par le séisme. Elles sont rasées. Les domestiques, supposés complices, mourront en prison. Pombal est impitoyable.
Quant à Malagreda, c’est le tribunal du Saint-Office qui va s’en charger. Il est interrogé mais non supplicié. Il est déclaré hérétique et étranglé sur le bûcher avant d’être brûlé. On craignait ses prophéties et ses imprécations. On n’avait pas oublié celles de Jacques de Molay, grand maître des Templiers, par ordre du roi Philippe le Bel. Le supplicié avait maudit Philippe le Bel et ses trois fils. Tous ont régné mais depuis, on les a appelés "les Rois Maudits ". Jacques de Molay avait prédit que leur race s’éteindrait avec eux. Ce fut, en effet, le cas...
Pompal reconstruit Lisbonne
Après ces évènements tragiques, le roi Joseph 1er cesse de s’intéresser aux dames de la Cour. Il se lance dans son sport favori, la chasse. On dit que de sa prison, son ex-favorite, la jeune marquise de Tavoras, verse des larmes en regardant passer sur le Tage les barques dorées qui conduisent le roi et la Cour chasser de l’autre côté du fleuve. Le sort de la prisonnière émeut un peu l’Europe. Madame de Pompadour plaide en sa faveur auprès de l’ambassadeur du Portugal. En revanche, Louis XV va bientôt, lui aussi, chasser de France les Jésuites. Il observe avec intérêt Pombal. En effet, celui-ci les expulse en 1759. Si le roi de France est admiratif, il désapprouve néanmoins les méthodes brutales de Pombal. Mais le Premier ministre n’en a que faire. Maintenant qu’il n’a plus à craindre ni la noblesse, tétanisée par l’affaire Tavoras, ni les Jésuites compromis dans le drame, il a les mains libres. C’est un bourreau de travail. Il veut réveiller le Portugal.
Il réorganise le commerce, fait venir des constructeurs de navires hollandais et des agronomes italiens pour améliorer l’agriculture portugaise. Il remet en ordre l’industrie. Quelques unes de ses fondations survivent encore aujourd’hui, notamment l’organisation du vignoble du porto. Mais son grand oeuvre sera la reconstruction de Lisbonne. C’est très difficile car tout n’a pas été détruit. Certains édifices sont très endommagés comme la Sé, la cathédrale de Lisbonne : le séisme a provoqué l’effondrement du choeur et de la lanterne mais la restauration sera superbe. C’est un des très beaux monuments de la ville.
Mais la plus grande réussite de Pombal se trouve au centre, la Baixa. C’est la ville basse, au bord du Tage, complètement dévastée par le tremblement de terre et le raz de marée. Elle a été reconstruite avec beaucoup de bonheur par le marquis défiant la fatalité des colères de la nature. C’est un vaste plan quadrillé où des rues parallèles, telle la " Rua do Ouro " , la "Rue de l’Or ", partent de la place du Rossio (ou Place Pedro IV) vers la splendide Praça do Comercio (Place du Commerce). Une place superbe, une des plus belles d’Europe. D’allure vénitienne, bordée aux trois côtés par des immeubles harmonieux ornés de colonnes, elle s’ouvre sur le Tage. Elle sert d’embarcadère aux bateaux traversant ce qu’on appelle la Mer de paille. Les Lisboètes l’appellent souvent la place du Palais car avant le séisme, s’y dressait le palais royal, face à la mer.
Grâce à son énergie prodigieuse, Pombal surmonte les dégâts considérables subis par Lisbonne et parvient à en effacer les traces. Cependant, après la mort du roi, en 1777, qui lui faisait confiance, ses ennemis s’acharnent contre lui. Il échappe de peu à la peine capitale. Banni de la Cour, le marquis de Pombal meurt en 1782. La politique est aussi imprévisible que la nature. Mais c’est lui qui a fait renaître Lisbonne.
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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Cheffe de projet : Adèle Ponticelli
Réalisation : Guillaume Vasseau
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Europe 1 Studio