Désolé, ce contenu n'est plus disponible.
  • Copié
SAISON 2020 - 2021

La psychanalyse française lui doit beaucoup. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte comment Marie Bonaparte s'est rapprochée de Freud après la Première Guerre mondiale, ​et comment elle l'a sauvé des griffes d’Hitler et fait connaître en France.  

Le 30 septembre 1925 Marie Bonaparte, arrière-petite nièce de Napoléon et princesse de Grèce, fait la connaissance de Sigmund Freud. Cette rencontre bouleverse(au présent) sa vie. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars raconte comment l'aristocrate est devenue une pionnière de la psychanalyse.

Dans cet après-guerre de 14-18, Marie Bonaparte va mener plusieurs vies à la fois. Elle s’occupe de ses enfants, de son mari mais va devoir aussi prendre soin de son père, le prince Roland, très malade. En avril 1923, les médecins diagnostiquent un cancer de la prostate. Elle s’installe dans l’hôtel d’Iéna pour veiller sur lui. Parallèlement, elle poursuit sa liaison avec le "fameux" docteur X, époux d’une de ses amies. Elle est très bouleversée par la maladie de son père et X lui apporte un réconfort lui permettant de tenir. En même temps, les nouvelles de Grèce ne sont pas bonnes. A Saint-Cloud, dans une maison du parc, elle accueille son beau-frère le prince André, sa belle-sœur Alice, leurs quatre filles et leur petit garçon, Philippe, qui n’a pas un an… le futur duc d’Edimbourg, époux de la reine Elizabeth II du Royaume-Uni. Ils ont fui la Grèce où André est menacé de mort. Totalement inconscient, le couple désargenté que sont André et Alice compte sur elle pour régler chaque détail de leur nouvelle existence. Elle leur procure le train de vie auquel ils sont habitués. Sans elle, ils n’auraient pas les moyens de poursuivre leur exil. Constantin, son beau-frère, ex-roi des Hellènes, meurt à Palerme en janvier 1923. Georges II, qui succède à son père, a du mal à se maintenir sur le trône. Il sera finalement condamné à l’exil et quittera la Grèce avant 1923. Un amiral devient temporairement Régent. Pour Marie, la page grecque est tournée pour longtemps.

Le prince Roland s’éteint en avril 1924. Ses funérailles sont célébrées trois jours plus tard, le jour même de la proclamation de la République grecque. Pendant cette période compliquée, Marie a rencontré un médecin, le docteur René Laforgue qui avait découvert Freud et la psychanalyse dix ans plus tôt. Il a soutenu sa thèse au début des années 20, et on lui a confié un poste d’assistant dans une consultation psychanalytique à l’hôpital Sainte-Anne. C’est la première du genre en France. Laforgue entre alors en correspondance avec Freud. Il va devenir le lien entre les Français et Vienne.

Un jour de février 1925, il vient dîner chez Marie en compagnie du docteur Otto Rank, un fidèle de Freud et le fondateur à Vienne d’Imago, le périodique où s’exprimaient le célèbre psychanalyste et ses disciples. Marie les reçoit dans son lit car elle vient de subir des opérations de chirurgie "esthétique". Elle se rend compte que ces interventions successives (elle en a déjà eu d’autres) sont le signe de son mauvais état psychique. Elle veut absolument rencontrer Freud pour qu’il fasse son analyse. Laforgue lui écrit au printemps 1925 :"Je ne sais si Rank vous a fait savoir que nous avons passé une soirée chez la princesse Georges de Grèce. La dame en question souffre d’une névrose obsessionnelle assez prononcée qui, certes, n’a pas nui à son intelligence mais a perturbé quelque peu l’équilibre général de sa psyché. Cette dame a l’intention d’aller vous voir à Vienne et me prie de vous demander éventuellement d’entreprendre sur elle un traitement psychanalytique."

Vous voulez écouter les autres épisodes de ce podcast ?

>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple PodcastsGoogle podcasts, Deezer, Dailymotion et YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.

>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1

 

Le rendez-vous est difficile à fixer. Freud est un peu réticent. Pendant cette période, Marie, désormais installée à Saint-Cloud, passe son temps à vider l’hôtel de l’avenue d’Iéna qu’elle a décidé de vendre. Les enfants grandissent, Pierre a passé son baccalauréat en juin. Marie et Georges, revenus du Danemark, ont passé des vacances avec eux au Pays Basque. Cela ne l’empêche pas de poursuivre sa liaison avec X. Georges est très opposé à son départ pour Vienne. D’ordinaire, il ne pose pas de question sur les activités de sa femme. Mais là, il se demande si elle ne traverse pas une crise mystique. D’autant qu’elle annonce qu’elle va partir longtemps... Georges pense que les enfants ont besoin d’elle ainsi que toute la maison. X est absolument du même avis. Le mari et l’amant ne savent pas exactement ce qu’ils redoutent, mais ils se sentent l’un et l’autre abandonnés. Marie est consciente de leur désarroi. Mais pour elle, cette rencontre avec Freud est essentielle. La porte fermée contre laquelle elle se cognait aussi loin que remontent ses souvenirs, cette porte, Freud va l’aider à l’ouvrir. Elle va commencer une nouvelle vie.

La rencontre avec Freud

Marie arrive à Vienne le 30 septembre 1925. Elle s’installe avec sa femme de chambre à l’hôtel Bristol. Puis elle se rend au 19 Berggasse où le docteur Freud vit et consulte depuis 1891. De sa première visite, elle dira :"L’impression qu’il m’a faite dépasse tout ce que j’en attendais. D’abord, cette grande douceur, qui est en lui alliée à tant de puissance. On le sent en "sympathie" avec toute l’humanité qu’il sut comprendre et dont on n’est qu’un imperceptible morceau."

Ils mettent au point le rythme de l’analyse : tous les jours à 11 heures. C’est Marie qui jugera elle-même quand elle sera finie. Entre eux, la confiance réciproque est instantanée. Ils sont à l’aise l’un avec l’autre, comme si leur amitié existait depuis toujours. Les séances se succèdent, Freud parle aussi de lui-même. Très vite, il lui révèle de son cancer :"J’ai 70 ans. J’ai eu une bonne santé mais il y a quelques petites choses qui ne vont plus… C’est pour cela que je vous préviens : vous ne devez pas trop vous attacher." Pour toute réponse, Marie fond en larmes et lui dit qu’elle l’aime. Pas mécontent, il s’écrie : "S’entendre dire cela à 70 ans !".

Le fondateur de la psychanalyse est extrêmement intéressé par sa visiteuse. Il n’aurait jamais imaginé que la princesse Georges de Grèce se comporte avec ce naturel qu’il aimait tant. Il l’appellera toujours princesse, alors qu’elle lui a demandé de l’appeler Marie ou Mimi. Quatre mois après leur première rencontre, il lui dit que lorsqu’elle est apparue, il n’attendait plus rien de la vie. Sa fille Sophie est morte de la grippe espagnole quatre ans plus tôt et son petit-fils, qu’il adorait, était mort lui aussi en juin 1923, trois mois après la première opération du cancer de la mâchoire dont souffre Freud. Il était âgé, Anna sa fille ne se mariait pas. La venue de Marie lui apporte l’inespéré, un regain d’intérêt, un espoir. Grâce à elle, il pense de nouveau à propager son enseignement, à le développer en France. Cela tombe bien,  Marie lui sera d’un dévouement absolu, elle l’y aidera. Elle a enfin trouvé le père idéal, celui qui dépassait ses espérances. Elle écrit à René Laforgue :"Quel être merveilleux, unique, et comme le monde, de longtemps, n’en vit en n’en verra plus ! La hauteur du caractère est égale à celle de la pensée, et le contact quotidien avec un pareil esprit est le plus grand événement de ma vie."

Bien que ce soit elle que Freud analyse, Marie prend de nombreuses notes à chaque séance. Elles serviront plus tard au biographe anglais de Freud, Jones. L’analyse se poursuit de façon satisfaisante. Marie confesse la forte agressivité qu’elle éprouve à l’égard de son mari Georges. Elle ne peut toujours pas  accepter son homosexualité. Freud l’assure que son époux ne menace en rien son développement intellectuel. En décembre, son retour à Paris est rude. Tout le monde se plaint de son absence, Georges, les domestiques et X, son amant. Quant aux enfants, c’est pire. Elle a du mal à comprendre son fils Pierre.  Eugénie, elle,  s’ennuie à mourir auprès de son père. Marie se plonge alors dans la traduction des œuvres de Freud, en commençant par "Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci".

Marie termine son analyse

Marie ne reste pas à Paris longtemps. Dès janvier 1926, elle est de retour à Vienne. Elle s’y sent tout à fait à l’aise. QUand elle aura fini son analyse, elle veut devenir, elle aussi, psychanalyste. Elle assiste à des consultations à l’hôpital général de Vienne. Elle se lie aussi avec la fille de Freud, Anna. Elle a treize ans de moins qu’elle, elle est la préférée de son père dont elle assure le secrétariat. Elle assiste aux réunions de l’Association Psychanalyste Internationale et elle est devenue elle-même analyste, spécialiste des enfants. Anna Freud est brune, petite, menue, jeune et espiègle. Marie s’attache beaucoup à elle et la trouve charmante. Pendant ce temps, son analyse fait des progrès rapides. Freud l’aide à décrypter les traumatismes de son enfance. Elle lui parle de sa frustration sexuelle et de son absence de plaisir. Elle rentre à Paris après cinq mois. Elle rencontre tous les amis du docteur Laforgue, psychiatres et adeptes de la psychanalyse. Elle va s’occuper d’organiser la Société Française de Psychanalyse et de préparer la parution d’une revue spécialisée.

Aussi bien son mari que son amant sont tenus à l’écart de ses nouvelles activités. Ils sont tous les deux jaloux et ne s’en cachent pas. En juin 1926, la mère de Georges, la reine Olga, meurt à Rome. Marie et son époux se rendent aux obsèques. A son retour, elle décide d’entreprendre une œuvre où elle pourra exprimer la somme des découvertes et des connaissances qu’elle a acquises grâce à la psychanalyse. Son choix se porte alors sur une étude analytique de la biographie et de l'œuvre du romancier américain Edgar Poe. Grâce à elle, la Société Psychanalytique de Paris est officiellement créée le 4 novembre 1926. Parallèlement, elle s’occupe de sa famille et notamment de Georges. Elle achète un hôtel particulier 6, rue Adolphe Yvon, près de la Porte de la Muette. Elle pense que tout en gardant ses appartements à Saint-Cloud, son mari vivrait plus commodément. Valdemar et lui préféraient être en ville. L’analyse lui a enfin permis d’accepter l’homosexualité de son époux. Dans les mois suivants, elle enchaîne les allers-retours entre Vienne et Paris.  Elle a fondé la revue française de Psychanalyse. Mais ses enfants l’inquiètent. Pierre a raté son examen d’entrée à l’Ecole de Chimie, il va commencer le Droit. Quant à Eugénie, elle ne va pas bien. Le 7 décembre, elle souffre d’une pleurésie. On décide de l’envoyer soigner ses poumons en Suisse, à Leysin.

Marie Bonaparte devient psychanalyste

Marie Bonaparte exerce désormais comme psychanalyste. Mais elle va traiter ses patients d’une manière originale, ce qui est une habitude chez elle. Elle a de grandes attentions à leur égard, elle envoie un chauffeur et l’une de ses luxueuses automobiles pour les conduire à Saint-Cloud. Si le temps le permet, la séance a lieu dans le jardin et elle-même s’allonge sur une chaise-longue, derrière le divan. Pendant les séances, elle ne cesse de faire du crochet. Plus tard, quand elle aura acheté sa maison de Saint-Tropez et quand elle retournera à Athènes à la Restauration de la monarchie, elle les emmènera avec elle. Elle sera à la fois hôtesse et psychanalyste. Un exemple de son originalité : un  jour, au Bois de Boulogne, elle aperçoit un exhibitionniste. Elle s’approche de lui et lui dit : "Rentrez tout ça, c’est sans intérêt ! Mais j’aimerais bien vous parler. Venez me voir demain chez moi !" 

Et elle lui tend sa carte. Inutile de dire que l’exhibitionniste n’est jamais venu… En 1930, Marie continue ses traductions de l'œuvre de Freud "Ma vie et la psychanalyse". Cette même année, elle achète en bord de mer à Saint-Tropez des vignes et un bois de pins. Elle y fait construire une maison qui s’appellera "Le lys de mer". Là, elle nage et travaille au soleil devant la mer, à l’ombre d’immenses pins parasols. Pour les 75 ans de Freud, elle fait une conférence à la Sorbonne. C’est la première fois qu’elle parle devant cinq cents auditeurs. Sans cesse, elle contribue à la connaissance en France de l'œuvre de son mentor.

Marie Bonaparte au secours de Freud

Le 30 janvier 1933, Hitler devient Chancelier d’Autriche. Freud s’en inquiète dans une lettre à Marie. Le 11 mai à Berlin, on brûle des milliers de livres de juifs et de non juifs. Il déclare : "Quel progrès ! Au Moyen-Age, on m’aurait brûlé. Aujourd’hui, on se contente de brûler mes livres" ! 

L’année 1938, Marie est en Grèce où la monarchie a été rétablie. Elle assiste au mariage de son neveu Paul, frère du roi Georges II, avec Frederika, petite-fille de Guillaume II d’Allemagne. C’est un des derniers mariages princiers de l’avant-guerre. Le 11 mai, c’est l’Anschluss. L’Autriche est envahie par les nazis. La situation devient inquiétante pour Freud. Sa fille Anna est convoquée par la Gestapo. Il est décidé à quitter l’Autriche mais il veut emporter ses collections et sa bibliothèque. L’autorisation de sortie n’est pas facile à obtenir. Les nazis exigent une taxe de 20% sur la valeur des biens des émigrants. Marie va avancer la somme. Après un court séjour à Paris, elle revient à Vienne au début du mois de mai 1938 pour préparer le départ de Freud. Le 5 juin, l’homme fait une brève étape à Paris chez Marie avant de s’établir à Londres où il mourra l’année suivante. 

Marie est heureuse du mariage de sa fille Eugénie, enfin guérie, avec le prince Dominique Radziwill. Le 14 janvier 1939, Valdemar meurt. Georges l’a veillé jusqu’à la fin. Maintenant, Marie se rapproche de son époux et ne le quittera plus. Lorsque la guerre éclate, ils rejoignent la Grèce. Avec la famille royale grecque, ils gagnent l’Afrique du Sud et ne rentreront qu’en 45.

A partir de cette période, Georges et Marie vont se partager entre Saint-Cloud, Saint-Tropez et la Grèce. Marie continue à participer aux réunions de la société de Psychanalyse à Paris. Elle commence aussi à s’opposer fermement à Lacan. Elle écrit et publie, en français et en anglais, une série d’articles réunis en un volume sous le titre "Sexualité de la femme". C’est son œuvre la plus célèbre et certainement la plus controversée. Elle constate la virilisation sexuelle de la femme qui va de pair avec sa virilisation sociale, elle pressent une diminution de la différenciation entre les sexes. La même année, Georges et elle se rendent à Londres pour assister au sacre et au couronnement de la reine Elizabeth II. N’oublions pas que Philip est leur neveu… La vie de Marie est décidément paradoxale !

A l’été 1954, le couple participe avec Eugénie et leur petite fille Tatiana à la "Croisière des Rois" organisée à bord de l’Agamemnon par les roi Paul 1er et la reine Frederika de Grèce. A bord, il y des monarques régnants, comme Juliana des Pays-Bas, mais aussi des souverains détrônés et surtout la jeune génération des dynasties d’Europe. L’ambiance est joyeuse mais Marie note que l’atmosphère est anachronique et que cela ressemble "à une relique du passé".

En novembre 1957, Georges s’éteint à Saint-Cloud. Marie est auprès de lui pendant son agonie. Il est inhumé en Grèce, dans la nécropole royale de Tatoi. En 1958, Marie décide de ne plus participer aux réunions de la Société de Psychanalyse, mais elle continue d’écrire. En août 1962, elle est au "Lys de mer" en train de lire "Jacques le Fataliste" de Diderot lorsqu’elle ressent des palpitations et une forte fièvre. Elle apprend qu’elle a une leucémie. Elle meurt un mois plus tard à la clinique de Saint-Tropez. Elle est incinérée et ses cendres transportées à Tatoi, dans la tombe où repose son mari le prince Georges. Il n’y a pas de service religieux. Petite fille, elle admirait ces femmes Bonaparte qui étaient selon sa grand-mère des "femmes excessives". Marie a finalement été comme elles. Elle méritait bien le nom qu’elle revendiquait de "dernière Bonaparte".

 

Ressources bibliographiques :

Célia Bertin, Marie Bonaparte (Présentation de Elisabeth Roudinesco, Perrin, 1982, réédition 1999)

Freud, l’Homme et l’Oeuvre ( Le Petit Parisien, 14 juin 1938)

Marie Bonaparte, Edgar Poe, sa vie son œuvre, étude psychanalytique, Avant-propos de Sigmund Freud. (1903, réédition aux Presses Universitaires de France, 1958)

Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse (Gallimard, 1930, traduction de Marie Bonaparte)

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière 
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Karelle Villais