A partir du XVIIIe siècle les hypothèses sur l’identité du prisonnier au masque de fer ne cessent de circuler en France. Jumeau de Louis XIV, frère aîné né d’un amour adultérin, le mystère alimente les rumeurs et inspire les romanciers. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars résout l’énigme du masque de fer !
Dans sa première édition du "Siècle de Louis XIV", Voltaire va faire un portrait du masque de fer qui est en filigrane celui du Roi Soleil. Serait-ce son aîné ou son jumeau ? Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous révèle l'identité du masque de fer. Il raconte notamment comment ce mystère a participé au discrédit de la monarchie...
La légende va vite s’emparer du personnage. De nombreux récits vont circuler sur les évènements qui se seraient produits lorsqu’il était prisonnier dans le Fort de Sainte-Marguerite. On a enjolivé son séjour, on a raconté que le Gouverneur Saint-Mars obéissait à tous ses désirs, lui procurait le linge fin, les dentelles et les luxueux vêtements qu’il souhaitait. On lui aurait même apporté une guitare et derrière ses barreaux, l’homme au masque de fer chantait des mélopées pleines de mélancolie.
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On raconte qu’un jour, le prisonnier sans nom écrivit à la pointe de son couteau quelques mots sur un plat d’argent qu’il jeta de sa fenêtre. En raison des triple barreaux qu’elle comportait, l’exploit semble difficile ! Ayant vu tomber l’objet brillant, un pêcheur des environs s’empressa de le ramasser et de le rapporter au Gouverneur. Celui-ci lui demanda s’il avait lu ce qui était inscrit sur l’assiette… Le pêcheur lui dit qu’il ne savait pas lire. Saint-Mars lui répondit : "Vous êtes bien heureux de ne pas savoir lire !"…
C’est à partir du XVIIIe siècle qu’on a commencé à lancer des noms censés identifier l’homme au masque de fer. On a parlé du duc de Beaufort, petit-fils d’un bâtard d’Henri IV, officiellement mort au siège de Candie, en Crète, en 1669 et dont on n’avait pas retrouvé le corps. On parla aussi du jeune comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV et de Louise de La Vallière, décédé en 1683 d’une fièvre contractée au siège de Courtrai. Mais était-il réellement mort ? Il pouvait aussi être le duc de Monmouth, bâtard de Charles II d’Angleterre. Le problème était qu’il avait été décapité en 1685 pour s’être révolté contre son oncle Jacques II…
Une étrange hypothèse circule
Mais l’hypothèse la plus troublante et celle qui fut la plus répandue a été échafaudée par le marquis de Barbezieux. Ce proche collaborateur de Louis XIV avait été son secrétaire d’Etat à la Guerre. Mais il était paresseux, adorait les beuveries et les parties fines. Ses frasques finirent par agacer le Roi. En 1700 il refuse qu’il entre au Conseil d’En Haut, l’organe suprême de la monarchie. Saint-Simon raconte qu’alors : "Il se livra avec ses amis à la débauche plus que de coutume, pour dissiper son chagrin. Il avait bâti entre Versailles et Vaucresson, au bout du parc de Saint-Cloud, une maison qu’on appela l’Étang… Il y allait souvent et c’était là qu’il tachait de noyer ses déplaisirs avec ses amis, dans la bonne chère et les autres plaisirs secrets."
C’est à L’Etang qu’il se mit à parler de l’homme au masque de fer. Il ne savait pratiquement rien d’Eustache Danger sinon qu’il avait été un valet de Fouquet. Il avait eu connaissance de son voyage masqué jusqu’à la Bastille et des rumeurs que cela avait engendré.
A ses amis, il se mit à raconter que derrière l’homme au masque de fer se cachait un terrible secret d’Etat. Si on dissimulait son visage, c’est parce qu’il était trop connu : c’était le frère aîné de Louis XIV, né des amours adultérines de la reine Anne d’Autriche et du duc de Buckingham !
Après avoir énoncé cette énormité, Barbezieux est pris d’un vilain mal de gorge et d’une fièvre. Il meurt cinq jours plus tard, le 5 janvier 1701. Il avait couché sur son testament sa maîtresse, Mlle de Saint-Quentin. Après la mort de Barbezieux, elle se retire à Chartres et elle se met à raconter l’histoire du masque de fer qui lui avait été expliquée par son amant défunt. L’historien Charpentier va la voir et raconte son histoire dans le livre qu’il écrit alors "Bastille dévoilée". C’est de cet ouvrage que Voltaire va faire son miel !
Voltaire est incarcéré à la Bastille du 21 août 1717 au 14 avril 1718 pour avoir accusé le Régent d’inceste avec sa fille, la duchesse de Berry. Il prépare alors son "Siècle de Louis XIV" et petit à petit, il va distiller la fable du marquis de Barbezieux. Le 20 octobre 1738, il écrit à l’Abbé Du Bos, Secrétaire Perpétuel de l’Académie française :
"Je suis assez instruit de l’aventure de l’homme au masque de fer, mort à la Bastille. J’ai parlé à des gens qui l’ont servi."
Un prisonnier dérangeant...
L’Abbé Du Bos, dans sa réponse, le met en garde. Il sait que l’homme au masque de fer avait été le domestique de Fouquet et qu’il pouvait connaître ses secrets. Mais s’il n’a pas de preuve absolue, il lui conseille de ne pas aller plus loin : c’est trop dangereux. Dans sa première édition du "Siècle de Louis XIV", Voltaire va alors faire un portrait du masque de fer, qui est en filigrane celui du Roi Soleil : "Il était d’une taille au-dessus de l’ordinaire, jeune, de la figure la plus belle et la plus noble mais il portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d’acier qui lui laissaient la liberté de manger."
Et en 1771, dans le seconde édition des "Questions sur l’Encyclopédie", Voltaire passe aux aveux. Il écrit que : "Le masque de fer était sans doute un frère et un frère aîné de Louis XIV dont la mère avait ce goût pour le linge fin."
Toutefois, Voltaire réfute la paternité du duc de Buckingham. L’homme était un frère aîné du Roi dont la reine Anne d’Autriche aurait accouché en secret. Cette affirmation tombe à un moment où les fondements du pouvoir royal commencent à vaciller. La monarchie connaît sa plus grave crise politique depuis la Fronde. Faire de Louis XIV un monarque cruel qui avait infligé à son frère un pareil traitement tombait au bon moment. Discréditer la monarchie est alors tout à fait à la mode et Voltaire ne s’en prive pas.
Arrive la Révolution. Le 22 juillet 1789, on découvre "le squelette du masque de fer" dans un cachot de la Bastille. Il était là, dans une pièce qui n’avait pas été ouverte depuis trois quarts de siècle, les chaînes au cou, aux pieds et aux mains. Une gravure de l’époque montre le squelette du prisonnier couvert d’une armure couronnant de lauriers une femme représentant la Liberté devant un Louis XVI enchaîné. La légende est bien révolutionnaire : "L’homme au masque de fer délivré de ses fers salue la République".
Évidemment, tout cela n’a aucun sens. L’homme au masque de fer ne vivait pas dans un cachot mais dans un appartement et si on lui avait imposé le port d’un masque de velours, il n’avait jamais porté la moindre chaîne. De plus, on l’avait enterré religieusement. Mais le symbole était trop beau : le masque de fer victime expiatoire du monarque absolu et impitoyable qu’était le Roi Soleil.
L’homme au masque de fer : un jumeau de Louis XIV ?
Sous la Révolution, une nouvelle hypothèse va prendre naissance. Dommage que Voltaire n’en ait pas eu l’idée ! C’est un certain Dorat-Cubière qui, dans son "Voyage à la Bastille" le 16 juillet 1789, énonce que l’homme masqué serait un frère jumeau du Roi Soleil, emprisonné à vie parce que la loi salique n’avait rien prévu en cas de naissance royale de jumeaux. L’idée est promise à un grand avenir !
A la même époque, paraissent les Mémoires du Maréchal de Richelieu, évidemment un ouvrage apocryphe. Il explique ce qui s’est passé. L’enfant indésirable serait né le 5 septembre 1638, huit heures et demie après le futur Louis XIV, pendant le souper du Roi. Alors que le premier accouchement s’était déroulé en présence de toute la Cour comme l’exigeait l’Etiquette, le second s’est passé clandestinement. Les seules personnes mises au courant sont l’évêque de Meaux, le chancelier Séguier, le médecin Honorat, la sage-femme joliment nommée Perronnette et un gentilhomme dévoué, Saint-Mars. Tous prêtent serment de ne jamais révéler la naissance de cet enfant.
Le bébé est d’abord confié à Dame Perronnette qui l’élève jusqu’à ce que Saint-Mars reçoive de Mazarin l’ordre de le conduire dans sa maison de Bourgogne et de lui donner une éducation digne de son rang. A 21 ans, le fils d’Anne d’Autriche découvre le secret de sa naissance en trouvant, dans la cassette de son précepteur Saint-Mars, plusieurs lettres de la reine et de Mazarin. Aussitôt avertis, Louis XIV et Mazarin décident de mettre le jeune homme en prison et de lui faire porter un masque de fer car sa ressemblance avec le Roi est trop criante.
Napoléon descendant du masque de fer ?
Sous l’Empire, on va même inventer une descendance au masque de fer ! Lorsqu’il était prisonnier à Sainte-Marguerite, le supposé jumeau de Louis XIV aurait eu un gouverneur nommé Bonpard. Ce Bonpard avait une ravissante fille dont le prisonnier va s’éprendre. On va les marier et les descendants de cette union légitime ont ensuite été acheminés en Corse où le nom de Bonpart se transforme en Buonaparte puis Bonaparte ! Un coup de maître : Napoléon devient un descendant de Louis XIII ! L’Empereur a été informé de cette légende. Elle a dû le faire bien rire. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, il avoue en avoir entendu parler et raconte : "La crédulité des hommes est telle, leur amour du merveilleux si fort qu’il n'eût pas été difficile d’établir quelque chose de la sorte pour la multitude et qu’on n’eût pas manqué de trouver certaines personnes dans le Sénat pour le sanctionner, et probablement ceux-là mêmes qui, plus tard, se sont empressés de le dégrader sitôt qu’ils l’ont vu dans l’adversité."
Alexandre Dumas s’empare du masque de fer
Evidemment, la période romantique ne pouvait que s’intéresser au destin de ce prince condamné dès sa naissance. Le premier à lui rendre hommage est Alfred de Vigny. En 1821, il écrit un long poème "la prison" sur le jumeau de Louis XIV. Il raconte ses malheurs et son destin brisé à un vieux moine appelé à son lit de mort.
En 1831, Arnould et Fournier écrivent "Un sosie de Louis XIV" qui rencontre un grand succès. Cela donne l’idée à Victor Hugo d’écrire une pièce en vers intitulée "les jumeaux" en 1839 mais elle restera inachevée. Mais celui qui va magnifier la légende du masque de fer est bien entendu Alexandre Dumas dans son livre "Le vicomte de Bragelonne". Une très longue suite aux "Trois Mousquetaires" et à "Vingt Ans après".
Ce troisième opus raconte la période fastueuse et dissipée des premières années du règne personnel de Louis XIV. Le temps a passé. D’Artagnan arrive à l’âge mûr. Il abandonne les mousquetaires pour aider Charles II à récupérer le trône d’Angleterre. Après cela, il sera toujours aux côtés du roi Louis XIV. Le roman devient alors une chronique qui relate les amours du roi, la chute de Fouquet, l’ascension de Colbert et surtout les prétentions d’Aramis.
Celui-ci, devenu général des Jésuites, ourdit un complot pour substituer à Louis XIV son frère jumeau, l’homme au masque de fer qui, pour des raisons d’Etat, était tenu au secret. Aramis veut remplacer le jeune roi impétueux par son jumeau plus docile qui lui permettra peut-être d’arriver à devenir pape. C’est encore d’Artagnan qui va sauver la situation.
Mais si le livre s’intitule "le vicomte de Bragelonne", c’est en effet l’histoire de ce jeune homme qui est au cœur de l’action. Bragelonne, fils d’Athos et de la duchesse de Longueville, conçu pendant la Fronde, a été élevé avec Louise de La Vallière qui va devenir la maîtresse du Roi. Il est évidemment malheureux et jaloux et le sommet de l’action se situe lors de la fameuse fête donnée par Fouquet dans son château de Vaux-le-Vicomte pour Louis XIV.
Le Roi est jaloux et du château et de la fête ! Il se débarrasse de Fouquet. Bragelonne, éperdu d’amour pour La Vallière, est jaloux du Roi. D’Artagnan va œuvrer pour qu’Aramis ne réussisse pas son complot de substitution du roi par son jumeau. Bref, rien ne va plus chez les Trois Mousquetaires ! Porthos va mourir à Belle-Ile en défendant Fouquet, Athos ne tardera pas à le suivre dans la tombe, d’Artagnan, devenu maréchal de France, va être tué par un coup de canon. Seul le perfide Aramis va survivre.
Comme toujours, Dumas, de chapitre en chapitre, remplis de verve et de talent, est au meilleur de son génie romanesque. Le livre rajeunit le mythe du masque de fer et lui assure une prodigieuse popularité. Bien sûr, le cinéma s’emparera lui aussi du masque de fer dès 1902. La dernière version avec Leonardo di Caprio n’est pas la meilleure même si elle a été tournée à Vaux-le-Vicomte.
En 1962 Jean Marais a incarné un d’Artagnan très amusant dans "le masque de fer" du réalisateur Henri Decoin sur un scenario de Cecil Saint-Laurent. Un film bondissant, comme l’écriture d’Alexandre Dumas. Celui-ci disait qu’ "il est permis de violer l’histoire à condition de lui faire un enfant". Avec "Le vicomte de Bragelonne", il a réussi une fois de plus. Il invente encore un enfant mais cette-fois, c’est le jumeau de Louis XIV ! Quel panache !
Ressources bibliographiques :
Jean-Christian Petitfils, Le masque de fer, entre histoire et légende (Perrin, 2003, réédition Tempus 2004)
Jean-Christian Petitfils, Le masque de fer démasqué ? (Les énigmes de l’histoire de France, Perrin/Le Figaro Histoire, 2018)