Tout autour du monde, la crise du coronavirus et la mise en place de confinements ont donné lieu à des scènes dignes de films catastrophe, avec des ruées dans les magasins pour empiler papier-toilette, pâtes et farine dans les caddies. Pourtant, la peur de manquer et l'habitude de faire d'importants stocks en prévision n'ont rien d'inédit, du moins dans certains pays. En Allemagne ou en Argentine, par exemple, de nombreux habitants marqués par les péripéties économiques de leur histoire nationale continuent de conserver de l'argent en cash chez eux. Et outre-Rhin, ce sont les autorités elles-mêmes qui appellent la population à faire des réserves de nourriture et d'eau pour plusieurs jours.
Stocker de la nourriture ? Une recommandation officielle en Allemagne
Cet appel date de 2016. Si beaucoup avaient trouvé absurde une telle recommandation dans le pays le plus riche d'Europe, la chose est prise au sérieux par les autorités, et une institution s’occupe de sensibiliser la population à cette question. "Cela peut commencer par une coupure de courant à cause de conditions météorologiques extrêmes : les portes des supermarchés ne pourront pas s’ouvrir et, dedans, les caisses ne fonctionnent plus, les réfrigérateurs sont éteints, pas de lumière ni d’aération", explique à Europe 1 Ursula Fuchs, la porte-parole de l’office des catastrophes. "Et en cas de grosse coupure de courant, à un moment donné, les stations de pompage d’eau cesseront aussi de fonctionner."
Cet office fédéral a ainsi établi une liste très précise de ce que chacun doit avoir chez lui au cas où. Il est conseillé d'avoir en permanence de quoi tenir 10 jours, jusqu’à l’arrivée sur zone des secours, une évacuation éventuelle et des ravitaillements. La priorité est l’eau : 2 litres par jour et par personne. Il est également recommandé d'avoir des conserves, des aliments qui se gardent longtemps comme des pâtes, du riz, des fruits secs, ainsi que des produits moins essentiels comme du café, du miel et des pâtes à tartiner, qui permettent de maintenir le niveau de calories en cas de pénurie.
"En cas de crise, je peux me nourrir pendant plusieurs semaines"
Tobias, lui, a décidé de suivre les recommandations et stocke tous ses produits dans sa cave, qu'il décrit à Europe 1. "C'est mon supermarché personnel ! Concernant les conserves, j’ai de quoi varier un peu : trois boîtes de Chili con carne, des plats de lentilles, six boîtes de soupe aux boulettes de viande, des raviolis, un peu de maïs, et bien sûr de la soupe aux vermicelles", énonce-t-il, avant d'ajouter en riant : "Et quelques tonnes de nouilles."
"J’ai beaucoup de choix et c’est important", dit encore Tobias. "En cas de crise, je peux me nourrir pendant plusieurs semaines et je ne meurs pas." Avec son impressionnant stock, sans doute un peu trop garni, Tobias rappelle la mouvance des collapsologues, les "preppers", qui se préparent à des scénarios catastrophe. En Allemagne, si beaucoup d'entre eux sont proches de l'extrême-droite et du complotisme, ce n'est pas toujours le cas. Et d'ailleurs, l’office des catastrophes donne lui aussi gratuitement des cours de "prepping" en coopération avec des communes.
" La peur de la guerre est ancrée profondément. "
Car outre-Rhin, être prévoyant et organisé en cas de coup dur est très valorisé et profondément ancré. Au point que, dans certaines familles, on garde des réserves de génération en génération. Europe 1 a ainsi rencontré une Berlinoise d’une trentaine d’années, Gisa Holzhauser, dont la famille garde un petit coq stérilisé dans un bocal... depuis plus de cent ans. C’est l’arrière-grand-mère de Gisa qui l’a tué et préparé pendant la Première Guerre mondiale, pour un baptême, au cas où il n’y aurait plus de nourriture pour les invités. La famille a ensuite jugé que les temps n’étaient pas assez durs pour le manger. Idem pendant la crise des années 1920, puis la guerre de 1939-1945.
"Après la Seconde Guerre mondiale, cette volaille avait déjà plus de 30 ans, donc c’est à ce moment qu’on aurait pu le jeter", reconnaît aujourd'hui Gisa Holzhauser, "mais c’était peut-être comme un rappel de cette époque. Ce coq avait acquis une dimension émotionnelle." Et de conclure : "Je pense que la peur de la guerre, la peur des déplacements forcés, est ancrée si profondément que ça nous déchire de jeter de la nourriture."
Cette habitude bien répandue de mettre de côté ne s'applique pas qu'à la nourriture. Les Allemands sont en effet les champions d’Europe de l’épargne. En partant de l’histoire du coq centenaire de sa famille, Gisa Holzhauser a enquêté sur les ressorts inconscients dans la population allemande. "Il y a des gens qui ont des sommes importantes de liquide chez eux. Pour certains, on parle de plusieurs milliers d'euros planqués en sécurité dans la maison", rapporte-t-elle. "Quelqu’un m’a dit qu’il fallait toujours avoir 5.000 euros chez soi car avec ça, on peut passer la frontière si nécessaire. Je crois qu’il ne faut pas négliger combien ici, en Allemagne, on est sceptique sur la durabilité du système. On croit que tout peut s’effondrer rapidement."
En Argentine, on délaisse le peso pour cacher des dollars
En Argentine également, les habitants ont pris l'habitude de stocker de l'argent. Dans ce pays habitué aux crises économiques et financières, où la monnaie locale, le peso, ne cesse de perdre de la valeur, accumuler des billets verts chez soi est devenu une évidence.
Lucia, 31 ans, vit dans le centre de Buenos Aires avec son compagnon Tomas. Au milieu du salon, sous la table basse, le couple garde une liasse de dollars. Comme la plupart des Argentins, Lucia a grandi avec l’idée qu’il valait mieux en avoir toujours un peu de côté. "Cela fait très longtemps que j’économise en dollars pour financer des projets, comme un voyage ou un mariage. Personne n’économise en peso", dit la jeune femme. La raison ? "Le dollar reste stable, alors que le peso perd de la valeur à une vitesse très importante, à cause de la forte inflation." L’an dernier, le taux d’inflation en Argentine a atteint en effet quasiment 54 %.
" Personne n'économise en peso "
"Le fait d’économiser en dollars dans la société argentine commence assez tôt pour les classes moyennes et les classes les plus aisées, dès les années 1950", confirme à Europe 1 le sociologue Ariel Wilkis. Puis, "durant les années 1960 et 1970, cette tendance se généralise au sein des classes moyennes et populaires. Ce phénomène s'accompagne de la crise de confiance des Argentins envers le système bancaire".
Car fin 2001, face à la grave crise économique et la fuite des capitaux, le gouvernement décide de limiter les retraits en banque. Les Argentins ne peuvent pas accéder à leurs économies, pendant que leur épargne perd énormément de valeur lorsque le peso est soumis à une forte dévaluation. Depuis, la méfiance des Argentins envers les banques perdure.
"En Argentine, on vit avec le traumatisme de 2001. Et même si je sais qu’en 2020, les banques ont des réserves, la recommandation générale chez les jeunes gens de classe moyenne ou moyenne-haute est de ne pas laisser nos dollars à la banque", explique encore Lucia. Tomas et elle sont d'ailleurs loin d’être les seuls à avoir constitué leur "canuto", tel qu’est surnommé le rouleau de billets caché au domicile des Argentins.
"Les Argentins économisent non seulement en dollars mais aussi en liquide, en cash. Il y a beaucoup d’endroits où les gens cachent chez eux leurs 'canutos' : dans les livres, les poches de vêtements, les pots de fleurs", illustre Ariel Wilikis.
Bureaux de change illégaux et vendeurs de dollars à la sauvette
En réalité, le phénomène s'auto-alimente : plus les Argentins veulent des dollars, plus la valeur de la monnaie américaine augmente, et plus celle du peso baisse. Or, plus le peso se déprécie, plus les Argentins veulent des dollars. Face à cette situation, les gouvernements successifs ont mis en place un contrôle des changes strict. Et actuellement, chaque personne ne peut acheter que 200 dollars par mois.
Ce qui n’empêche pas ceux qui veulent des billets américains de chercher à s’en procurer coûte que coûte. Dans les rues, des vendeurs à la sauvette haranguent passants et touristes pour leur proposer du change sous le manteau. D’autres Argentins, plus habitués, ont leur "cueva" attitrée, des bureaux de change illégaux dont on obtient le contact le plus souvent par le bouche-à-oreille.