Nécessité d'une "réponse humanitaire" pour les uns, "fausse générosité" pour les autres : en une dizaine de jours, les bateaux humanitaires méditerranéens se sont imposés au centre du débat politique à Rome, Madrid, Berlin et Paris. Depuis le refus du gouvernement d'accueillir dans ses ports les migrants secourus par l'Aquarius, mi-juin, l'avenir de ces embarcations, opérées par plusieurs ONG, s'inscrit en pointillés. Réunis à Bruxelles, ce week-end, les dirigeants européens ne sont pas parvenus à trouver un accord durable sur la question. Et c'est désormais le Lifeline, un autre navire humanitaire transportant 239 personnes, qui se voit tenu en "stand-by" : depuis dimanche, il stationne dans les eaux internationales, près de Malte, en attente d'un port d'accueil. La multiplication des crises signifie-t-elle la fin d'un modèle en place depuis plusieurs années ? Europe 1 fait le point.
Pourquoi les missions de sauvetage reviennent-elles aux ONG ?
"Les premiers bateaux humanitaires ont en fait été ceux… des gardes-côtes et de la marine italienne, sous le mandat d'Enrico Letta", souligne François Gemenne, chercheur à Sciences Po et spécialiste des migrations. Après le naufrage de deux embarcations au large de Lampedusa et entre la Sicile et Malte, en 2013, Rome avait en effet lancé "Mare Nostrum", un programme de sauvetage des migrants en Méditerranée. "Ils faisaient exactement ce que font les ONG aujourd'hui", note le spécialiste. "Mais ils se sont rapidement rendus compte de deux choses. D'abord, l'opération coûtait cher : près de 9 millions d'euros par mois. Mais surtout, contrairement à ce qu'ils espéraient, aucune coopération européenne ne s'est mise en place pour poursuivre les opérations. Au contraire, ils ont été accusés de créer un appel d'air en allant chercher les migrants sur leurs bateaux."
" D'une certaine façon, les ONG ont pris le relais "
En octobre 2014, après avoir engagé 114 millions d'euros, l'Italie a donc mis fin au programme. "D'une certaine façon, les ONG ont pris le relais", explique François Gemenne. L'un des premiers, le Phoenix, était affrété par la Migrant Offshore Aid Station (MOAS), financée par un couple de millionnaires maltais. Plusieurs ont suivi, certaines se substituant à d'autres. "On a vu des organisations habituées des questions humanitaires, d'autres créés spécialement pour cette cause. D'autres, comme Greenpeace, n'étaient a priori pas concernées mais ont, au moins un temps, mis des bateaux à disposition." En Allemagne, des étudiants berlinois ont notamment monté leur propre ONG, Jugend rettet ("sauver la jeunesse") et sont parvenus à affréter un navire, le Iuventa.
Comment travaillent-elles ?
"Les opérations se font sous la direction des autorités italiennes", expose Pierre Mendiharat, directeur adjoint des opérations de MSF France, qui affrète l'Aquarius aux côtés de SOS Méditerranée. "C'est l'IMRCC (le centre de coordination des secours maritimes italiens, ndlr) qui repère les bateaux en difficulté et reçoit les signalements. C'est donc lui qui appelle le navire de secours le plus proche, puis qui lui donne l'autorisation de déposer les migrants dans tel ou tel port." Les ONG effectuent soit des sauvetages "directs" soit des "transbordages", récupérant des migrants sauvés par des bateaux militaires ou commerciaux arrivés les premiers sur les lieux d'un naufrage.
" Quand les réfugiés sont à bord, c'est très intense "
Plusieurs opérations peuvent être menées en mer avant qu'un débarquement ne soit organisé. L'équipage est composé de marins, de médecins et de sauveteurs. "Quand les réfugiés sont à bord, c'est très intense. Toute l'équipe est mobilisée pour leur donner à manger, à boire, faire des veille la nuit, distribuer des couvertures, les soigner, les écouter parfois. On ne dort pas beaucoup. Après leur départ, il y a une première phase de relâchement. Puis on prend conscience de l'immensité du problème et du peu que l'on peut faire, une goutte d'eau dans l'océan", a témoigné Jonathan, ancien sauveteur de l'Aquarius, sur le site de SOS Méditerranée.
Qui les finance ?
Certaines ONG financent les opérations de sauvetage sur leurs fonds propres, généralement issus des dons et du mécénat. D'autres ont mis en place des opérations ciblées, spécialement pour leurs actions d'aide aux migrants. Pour se lancer en octobre 2015, SOS Méditerranée a ainsi lancé une vaste opération de crowdfunding, coordonnée par l'agence de communication Solicom. "C'était juste après le traumatisme de la photo du petit Aylan", se souvient Bastien Brunis, fondateur de l'entreprise. "On a montré que la société était en avance par rapport aux États. Le gros avantage était qu'il ne s'agissait pas de dons non affectés, qui restent tabous : on sollicitait les gens pour un projet précis." 3.500 donateurs dans 42 pays ont permis de réunir 300.000 dollars, et de mettre le navire en service. Sur le site de SOS Méditerranée, la campagne de dons spécialement dédiée aux actions de l'Aquarius se poursuit. Son coût de fonctionnement est estimé par l'ONG à 11.000 euros par jour, soit 4 millions d'euros par an.
Vont-elles continuer à venir en aide aux migrants ?
"En 2015-2016, on a vu jusqu'à une douzaine de bateaux se mettre en place pour contrebalancer l'abandon des politiques européennes", raconte Pierre Mendiharat. Aujourd'hui, seuls quatre sillonnent encore la Méditerranée : l'Aquarius, le Lifeline, le Sea-Watch 3, opéré par l'ONG du même nom et l'Open Arms, de l'organisation espagnole Proactiva. Comment expliquer cette différence ? "Les autorités italiennes font tout pour empêcher les bateaux de travailler, en trouvant des failles administratives dans leurs procédures d'enregistrement, par exemple", avance le directeur adjoint des opérations de MSF France. "On voit un vrai travail de dénigrement des ONG, qui sont présentées comme des passeurs."
"La principale explication réside dans le fait que les flux migratoires en Méditerranée ont été divisés par trois entre 2017 et 2018", analyse pour sa part François Gemenne. Pour autant, le chercheur qualifie la décision italienne de refuser le droit d'accoster aux bateaux humanitaires d'"inédite". "Ce qui semble se dessiner, c'est que l'IMRCC considère désormais que seuls les gardes-côtes libyens doivent secourir les migrants pour les ramener sur leurs terres", conclut Pierre Mendiharat. Une décision qui pourrait mettre, de fait, un coup d'arrêt définitif aux sauvetages des "navires humanitaires".