Les Français présents au Burkina Faso sont-ils en danger ? C’est la question qui occupe actuellement le quai d’Orsay après les violentes manifestations antifrançaises du week-end dernier à Ouagadougou. Selon les informations recueillies par Europe 1, six militaires du GIGN ont été envoyés jeudi matin sur place pour sécuriser l’ambassade française, qui a subi des dégradations le 1er octobre et est restée fermée depuis. Au micro de RFI, la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, s’est montrée particulièrement préoccupée par la sûreté de ses ressortissants, confirmant des "incidents graves et intolérables" ayant visé l’ambassade et certaines entreprises françaises.
"Notre priorité est la sécurité de nos compatriotes. Ils sont près de 4.000 au Burkina Faso. On est concentrés sur leur sécurité et toutes les actions que nous avons pu mener ont ce seul objet", avait-elle rappelé. Une situation critique, qui pousse certains chercheurs à s'inquiéter de la sécurité des ressortissants français sur place. C'est le cas de Niagalé Bagayoko, docteure en Science politique et spécialiste des questions de sécurité en Afrique subsaharienne.
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Des Français persona non grata
"Malheureusement, ils commencent à être en danger, oui", alerte-t-elle. "Pendant très longtemps, j'ai pensé que ce sentiment d'hostilité était quasi exclusivement dirigé contre la politique africaine de la France, sa politique militaire, sa posture diplomatique. Mais il y a deux éléments qui sont très préoccupants : d'abord, le rejet des médias français puis de tout ce qui est en lien avec la France."
La chercheuse confie même sa crainte pour sa sécurité si elle est amenée à se rendre sur le territoire. "En tant que chercheuse française, je suis très attaquée aussi, donc il y a quelque chose de très préoccupant qui est en train de monter", explique-t-elle. Au fil du temps, l'ensemble des ressortissants français est devenu persona non grata au Burkina Faso, rendant leur vie sur place compliquée. Cependant, pour leur sécurité physique immédiate, la spécialiste du Sahel reste plutôt confiante.
"La France en général a toujours eu des politiques efficaces en matière de protection de ses ressortissants. Il y a le dispositif Ariane, il y a quand même des plans extrêmement précis d'évacuation qui sont prévus, sans oublier les forces présentes de manière permanente sur le territoire dans le cadre de ce qu'on appelle la force Sabre", rassure-t-elle. Ces violences posent évidemment différentes questions. Pourquoi y a-t-il un tel sentiment de haine envers la France dans ce pays stratégique du Sahel ? Et d’où vient-il ? La réponse pourrait résider dans l’échec de l’opération Barkhane au Mali, mais pas que.
L'inefficacité totale de la France dans la lutte contre le djihadisme
"Ce qu’il s’est passé, à mon avis, se situe en plusieurs étapes", commence par expliquer Niagalé Bagayoko. "Il y a un substrat qui dénonce l’histoire et le passif colonial de la France, bien sûr. Mais cela n’empêche pas qu’il y a dix ans, la France a été accueillie sous les hourras au Mali avec l’opération Serval." À ce moment-là, la communication française était très axée sur la supériorité écrasante d’un point de vue militaire et technologique de l’armée française pour éradiquer pour toujours le djihadisme.
"Et on voit qu’il n’en est rien et qu’au contraire, parti du nord du Mali en 2012, le djihadisme s’est totalement diffusé au sein de la sous-région", constate la chercheuse. Plusieurs groupes djihadistes ont pris le contrôle de territoires. On compte trois groupes principaux, dont Ansaroul Islam, un groupe terroriste né au Burkina Faso.
"Cette insécurité s’est étendue sur le territoire du Burkina, mais on constate aussi une expansion jusqu’au nord du Bénin, au nord du Togo, au nord de la Côte d’Ivoire, voire au nord du Ghana", alerte Niagalé Bagayoko. "Donc l’opération militaire n’a absolument pas été en mesure de contenir cette progression et c’est cette détérioration de la situation sécuritaire qui a donné lieu à ce genre de réactions."
Des théories du complot redoutables pour alimenter le sentiment antifrançais
Pour la spécialiste, l'inefficacité française a créé deux types de réactions chez les Burkinabés. D'abord, un scepticisme très prononcé quant à l'action militaire française, avec des questions comme : "Est-ce vraiment possible que la France, avec tous les moyens dont elle dispose, ne soit pas capable d'assurer la sécurité du territoire ?". Puis cela a créé un effet beaucoup plus pervers, à savoir des théories du complot redoutables.
"Les théories reposent sur ce constat : 'si la France n'a pas vaincu, c'est qu'en réalité elle était complice de tous ces mouvements djihadistes, qu'elle finance, qu'elle arme pour pouvoir exploiter les ressources naturelles de la zone. Ce qui est évidemment complètement fantaisiste", relate la chercheuse. Ces messages circulent beaucoup sur les réseaux sociaux, et notamment sur Whatsapp, ce qui rend la lutte contre les fausses informations très difficile.
De plus, la communication française sur place est très hasardeuse et vu par les populations locales comme paternaliste et condescendante. Une situation critique pour la chercheuse : "Je pense vraiment qu'aujourd'hui la France a l'obligation d'arrêter cela parce que c'est en train de creuser la tombe de sa présence et de son influence sur place".
Des méthodes russes "terrifiantes" d'efficacité en guerre informationnelle
La Russie, acteur historique dans la zone, a évidemment un rôle majeur dans la diffusion de ces fausses informations. Si celle-ci est beaucoup moins active militairement au Sahel, et moins efficace, que d'autres pays européens, cela ne l'empêche pas d'être redoutable en matière de guerre informationnelle, avec des "actions dans les champs immatériels assez terrifiantes et extrêmement efficaces", selon la spécialiste.
Elle pourrait même dépasser son rôle de "troll", via ses sous-traitants, dont le plus connu est le groupe Wagner. En effet en dehors de Ouagadougou au moment du putsch, plusieurs manifestations ont été organisées par des mouvements de la société civile pro-russe, notamment à Bobo-Dioulasso, capitale économique du Burkina Faso.
"On se demande dans quelle mesure il n'y avait pas une planification, une collusion entre cette tentative de ce coup d'État réussi par les militaires et certains groupuscules qui brandissaient la Russie comme alternative par rapport à ce sentiment anti-français", relate Niagalé Bagayoko. Pour la chercheuse, il s'agit d'un calcul d'opportunité pour la Russie, pour affirmer sa posture sur la scène internationale dans un contexte de guerre en Ukraine.