"Il était gentil, aidant. Il faisait des bouquets pour nos oeuvres de charité." Karen Fraser n'en revient pas. Cette résidente du quartier de Leaside, à Toronto, cherche en vain les signes qui auraient dû l'alerter dans la personnalité de son jardinier. Pendant des années, son mari et elle ont autorisé Bruce McArthur, 66 ans, à entreposer son matériel de paysagiste dans leur jardin en échange de petits travaux, comme la tonte de la pelouse. "S'il laissait les bacs de terre longtemps chez nous, il y mettait des plantes. Il les déménageait ailleurs lorsque l'un de ses clients en voulait un", dit la propriétaire, interrogée par Radio Canada. Depuis une dizaine de jours, le couple n'est plus autorisé à rentrer chez lui : méthodiquement, la police locale sonde la terre du terrain, à la recherche de restes humains déposés par le jardinier, soupçonné d'avoir tué au moins cinq personnes.
Une première cellule d'enquête en 2012. "Je ne peux pas donner de chiffre, mais oui, je pense que le nombre de meurtres va s'alourdir", a admis auprès de la chaîne CBC Hank Idsinga, le détective en charge des investigations. Deux des crimes du suspect ont été commis en moins d'un an, depuis le printemps 2017. Les trois autres sont en revanche beaucoup plus anciens, faisant craindre aux enquêteurs que le mode opératoire du tueur n'ait perduré pendant plusieurs années. La police avait pourtant déjà touché du doigt des ressemblances entre les profils des victimes, sans jamais parvenir à identifier leur auteur.
A l'automne 2010, Sandaraj Navaratnam dit "Skanda", 40 ans, disparaît dans le secteur de Church and Welleseley, près du quartier homosexuel de Toronto. Ses amis le quittent pour la dernière fois à la sortie d'une boîte de nuit. Sa famille remue ciel et terre, en vain : ce n'est que deux ans plus tard, après le signalement de deux histoires similaires, que les autorités songent à un tueur en série. En 2012, Majeed Kayhan et Abdulbasir Faizi, tous deux habitués des clubs gays et originaires du Moyen-Orient, se volatilisent mystérieusement dans le même quartier. La police ouvre une cellule d'enquête, baptisée "Projet Houston", retrace CBC.
Mais les investigations piétinent. "Il n'y a pas de preuve concrète pour expliquer ce qui est arrivé à ces hommes disparus, ou indiquer l'endroit où ils pourraient se trouver aujourd'hui", conclut un rapport rédigé en 2016.
Coming-out dans les années 90. Contre toute attente, l'enquête rebondit un an plus tard. Au printemps 2017, deux quadragénaires, Andrew Kinsman et Selim Ensen, au profil similaire à celui des trois disparus du "Projet Houston", font à leur tour l'objet de signalements. Une nouvelle cellule, "Projet prisme", est chargée d'effectuer des vérifications. Et de proche en proche, un profil intriguant se dessine. "Skanda" et Kinsman ont entretenu une longue relation avec un amant commun, plus âgé qu'eux.
Père de deux enfants, Bruce McArthur s'est séparé de son épouse au milieu des années 1990. À peu près au même moment, l'homme a fait son coming-out, commençant à fréquenter des bars et discothèques gays. "Il était très présent dans le quartier", se souvient un barman interrogé par Radio Canada, se souvenant d'un client "enjoué et courtois". Légalement, l'homme n'a plus le droit d'être présent dans le secteur après 2001 : suite à une agression sur des homosexuels, la justice lui interdit d'y séjourner.
"Comme une salle de jeu mobile". Sur les applications et sites de rencontre gays, Bruce McArthur a pour pseudo "Silverfox" (renard d'argent). Son profil "Recon", une application pour fétichistes, indique qu'il cherche des "hommes soumis de tous âges", pour "voir jusqu'où ils peuvent aller", selon The Globe and Mail. L'un de ses anciens correspondants, interrogé par ce média, raconte une rencontre incongrue, d'abord dans un bar puis à l'arrière d'un van. "Les sièges étaient enlevés, comme une salle de jeu mobile", se souvient-il. Les ébats s'avèrent trop violents et l'homme coupe court. "Je suis son genre", souffle-t-il aujourd'hui. "Je suis Italien, mais j'ai l'air de venir du Moyen-Orient."
Le profil Facebook du suspect - depuis désactivé - confirme son goût pour les hommes à la peau mate, au côté desquels il pose souvent en photo, entre deux messages anti-Trump et trois photos d'oiseaux exotiques. Un cliché le montre déguisé en père Noël dans un centre commercial. Discrètement, les enquêteurs mettent en place un système de surveillance.
Douze pots de fleurs repérés. Jusqu'au 18 janvier dernier, lorsque, apercevant un jeune homme pénétrer dans l'appartement du sexagénaire, les policiers décident d'intervenir. Au 19ème étage, ils trouvent l'amant nu et ligoté, mais sain et sauf, rapporte The Star. Dans l'ordinateur du suspect, des photos de la plupart de ses victimes confirment la nécessité de rapprocher les cellules "Houston" et "Prisme". Reste à trouver les corps des victimes, dont les enquêteurs n'ont jamais pu identifier la trace.
Dans la propriété de Karen Fraser et son épouse, les chiens renifleurs de cadavres "marquent" alors sur une douzaine de jardinières, révélant le pot aux roses : pour dissimuler les corps, le jardinier-paysagiste les dispersait sur ses différents lieux de travail, démembrés. Plusieurs mois pourraient désormais être nécessaires à l'identification de toutes les victimes, selon Hank Idsinga. En parallèle, la police a rouvert des dizaines d'enquêtes sur des personnes portées disparues depuis au moins 2010, et recensé une trentaine de clients de Bruce McArthur. Méthodiquement, la terre de tous leurs jardins doit être dégelée et examinée.