La tension est à son comble entre le Royaume-Uni et la Russie. Mercredi midi, Theresa May a jugé la Russie "coupable" de l'empoisonnement de l'ex-espion russe Sergueï Skripal sur le sol britannique, survenu début mars. La Première ministre britannique a annoncé qu'elle allait expulser 23 diplomates russes du Royaume-Uni sur les 59 présents sur le territoire britannique. Elle a également confirmé un boycott de la prochaine Coupe du monde de football en Russie par les membres du gouvernement et de la famille royale. Dans la foulée, Moscou a accusé Londres de faire le choix de la "confrontation". Mais que sait-on aujourd'hui de cette affaire ? Pourquoi fait-elle ressurgir un parfum de guerre froide ? Et jusqu'où peut aller l'escalade ? Europe 1 fait le point.
Où en est l'enquête ?
Le 4 mars, l'ex-agent double russe Sergueï Skripal et sa fille sont retrouvés inconscients sur un banc de la commune de Salisbury, dans le sud de l'Angleterre. Rapidement, la police britannique évoque un empoisonnement : l'ex espion et sa fille, aujourd'hui dans un état critique mais stable, ont été victimes d'une "tentative de meurtre par l'administration d'un agent innervant", précise-t-elle.
L'enquête est encore en cours. Plus de 250 policiers de l'antiterrorisme britannique ont été mobilisés à Salisbury. Ils doivent déterminer comment et où Sergueï Skripal et sa fille ont été empoisonnés, mais aussi s'ils ont été suivis et comment ils-ont été empoisonnés. La police a identifié plus de 240 témoins et recueilli environ 200 éléments de preuve, outre une "énorme quantité" d'images de vidéosurveillance, selon la ministre britannique de l'Intérieur, Amber Rudd.
Qui est cet ancien agent ?
Sergueï Skripal, ancien colonel du service de renseignement de l'armée russe, était un agent double. Il avait été accusé de "haute trahison" pour avoir vendu des informations au renseignement britannique, et condamné en 2006 à 13 ans de prison en Russie. En 2010, il avait fait l'objet d'un échange de prisonniers organisé entre Moscou, Londres et Washington, et s'était installé en Angleterre où il menait une vie discrète.
Que sait-on de l'empoisonnement ?
Sergueï Skripal et sa fille ont été empoisonnés par une substance "de qualité militaire", du groupe des agents "Novitchok", a révélé lundi Theresa May. Ces agents innervants sont considérés comme extrêmement dangereux car ils s'attaquent au système nerveux, en particulier à des enzymes qui assurent la communication avec les muscles.
Sa conception remonte aux années 1970-1980, les dernières décennies de la Guerre froide Est-Ouest. Selon plusieurs médias russes, ces agents Novitchok ont été conçus par les scientifiques soviétiques de l'Institut public de chimie organique et de technologie GNIIOKhT, créé à Moscou en 1924, et classé entreprise stratégique par décret présidentiel en 2004.
Il n'y a pas d'autre origine connue pour ces agents, ce qui a poussé Theresa May à estimer que seul l'État russe pouvait être "coupable de la tentative de meurtre". Une hypothèse accréditée par l'un des "pères" des "Novitchok", Vil Mirzaïanov, qui vit désormais aux États-Unis. Selon lui, la Russie est le seul pays capable de produire et de déployer un agent innervant aussi puissant.
Certains spécialistes de la Russie, comme Alain Rodier, ancien officier des services de renseignements français, interrogé sur FranceInfo ou Cyrille Bret, invité mercredi matin sur Europe 1, affichent toutefois leur scepticisme : "Pourquoi les Russes se placeraient dans une situation aussi difficile, et dans une escalade diplomatique à quatre jours de la très probable réélection de Vladimir Poutine ? Pourquoi dégrader autant son image à quelques mois de la Coupe du monde de la Russie [du 15 juin au 15 juillet, ndlr] ?", se demande ainsi Cyrille Bret.
La Russie rejette de son côté toute implication. Elle a assuré l'an dernier avoir détruit son stock entier d'armes chimiques.
Comment la situation entre le Royaume-Uni et la Russie a-t-elle évolué ?
Londres s'est emparé rapidement du dossier. Lundi, après avoir estimé "très probable que la Russie soit responsable" de l'empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia, Theresa May a fixé un ultimatum à Moscou. Le Kremlin avait jusqu'à mardi soir pour fournir des explications à l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques sur l'agent innervant militaire utilisé.
Un échec. Mardi, Moscou a rejeté l'ultimatum des Britanniques, affirmant que la Russie n'avait "aucun rapport avec ce qui s'est passé en Grande-Bretagne" et s'offusquant de telle accusations "sans preuves".
Fustigeant l'absence de "réponse crédible" de Moscou à sa demande d'explication, la dirigeante britannique a donc décidé mercredi de sanctions à l'encontre de la Russie : l'expulsion de 23 diplomates, le gel des contacts bilatéraux au sol et le boycott diplomatique et royal de la Coupe du monde de football organisée cet été en Russie. L'ambassade de Russie à Londres a immédiatement qualifié la réaction britannique "d'hostile, inacceptable et injustifiée".
Jusqu'où peut aller cette crise ?
Difficile à dire. La situation "a des relents de la guerre froide. Mais il reste à voir les vraies mesures prises par Theresa May au-delà de la rhétorique et quelles seront les réponses de la Russie", décrypte Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie de l’IFRI, l'institut français des relations internationales, invitée mercredi dans Europe 1 soir. "Oui, c'est fort d'expulser des diplomates mais finalement c'est un acte assez classique. C'est comparable à 2006, avec l'affaire Alexandre Litvinenko".
Cet agent russe devenu opposant au Kremlin, avait été empoisonné en novembre 2006 à Londres au polonium-210, substance radioactive très toxique. En 2007, Londres avait alors déjà expulsé quatre diplomates face au refus de Moscou d'extrader le principal suspect du meurtre d'Alexandre Litvinenko. Et en 2016, après une enquête britannique concluant à la responsabilité de Moscou dans cette affaire, Londres avait également convoqué l'ambassadeur de Russie et gelé les avoirs des deux exécutants présumés, Andreï Lougovoï et Dmitri Kovtoun.
Pour l'heure, Moscou a déjà affirmé que sa riposte ne se fera pas attendre, mais elle n'a pas détaillé en quoi celle-ci consisterait. Pour Tatiana Kasteoueva-Jean, Vladimir Poutine est "entre l'enclume et le marteau". "Le timing n'est pas très bon pour la Russie. Car nous sommes à la veille de la présidentielle qui a lieu dimanche prochain. Et il y a aussi la Coupe du monde de football cet été. Ce n'est pas vraiment la période pendant laquelle la Russie voudrait enfoncer les clous et aller à une confrontation directe avec l'Occident", analyse-t-elle. "Vladimir Poutine a deux options sur la table, bien se faire voir par son électorat ou garder des fenêtres d'opportunités dans les relations avec l'Occident. On verra ça dans les jours voire dans les prochaines heures".