Sultan Al Jaber avait promis que la COP28 qu'il préside serait "différente". Pour la première fois dans l'histoire des conférences sur le climat de l'ONU, les pays du monde réunis à Dubaï ont adopté mercredi, par consensus, une décision lançant ce que plusieurs pays ont qualifié de "début de la fin des énergies fossiles". Sultan Al Jaber, des Emirats arabes unis, se vantait d'être le premier patron à présider une conférence de l'ONU sur le changement climatique, après 27 ministres ou diplomates. D'être le seul à pouvoir forger un compromis avec les pays du Golfe hostiles à renoncer à la manne pétrolière. Il avait promis à maintes reprises un accord "sans précédent" à Dubaï.
C'est dans une ovation debout que les délégués des pays ont applaudi l'adoption de l'accord final mercredi, malgré les réserves de certains pays. L'Emirati était pourtant tombé des nues, ou prétendait l'avoir été, au début de l'année à sa désignation par les Emirats arabes unis, quand des ONG et des élus américains et européens l'ont accusé de conflits d'intérêts, puisqu'il avait décidé de conserver la direction de la 12e compagnie pétrolière mondiale, Adnoc.
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Lorsque des affiches l'ont dépeint comme un pantin des fossiles, en juin sur des abribus de Bonn à l'extérieur d'une conférence de l'ONU Climat, il était furieux, selon des personnes qui lui ont parlé ces jours-là. Scruté comme jamais pour un président de COP, mais très méfiant à l'égard des médias, et entouré de dizaines de communicants recrutés à prix d'or, il n'a donné que quelques très rares interviews cette année. Des journalistes de l'AFP ont dû le rencontrer une première fois en privé, avant de pouvoir obtenir un premier entretien, en juillet.
"Les gens qui m'accusent de conflit d'intérêt ne connaissent pas mon parcours", a-t-il dit à l'AFP à cette occasion, à Bruxelles. "J'ai passé la majorité de ma carrière dans le développement durable, la gestion de projets et les énergies renouvelables". Mais lui qui est si guindé et prudent en public, n'a alors pu s'empêcher de dévoiler son caractère volcanique en réponse à une question sur Adnoc, dont il assurait qu'elle était parmi les compagnies les plus vertueuses, jugeant une question "injuste".
Patron d'Adnoc
Ingénieur de formation passé par des universités californiennes et britannique, Sultan Al Jaber, 50 ans, a fait carrière dans le secteur énergétique de l'Etat émirati. Il est encore aujourd'hui ministre de l'Industrie et des Technologies avancées des Emirats arabes unis, et émissaire du pays pour le climat. En 2006, il est le premier patron de la société nationale d'énergies renouvelables Masdar, dont il préside toujours le conseil d'administration. Dix ans plus tard, il est nommé directeur général d'Adnoc, où il avait obtenu son premier emploi pour des projets gaziers, avec comme mandat de "décarboner" l'entreprise et de "la préparer pour l'avenir", selon lui.
"Toute ma vie s'organise autour d'indicateurs clés de performance, c'est comme cela que je gère des entreprises", a-t-il dit à l'AFP. "Pragmatique" et "réaliste", il est là pour "délivrer" des résultats "réels", tout pour "garder l'objectif de 1,5°C (de réchauffement) à portée de main". Mais toute l'année, le mélange des genres entre Adnoc et la COP a gâché cette communication très contrôlée. Juste avant le début de la COP28, la BBC et le Centre for Climate Reporting (CCR) ont publié des briefings internes à la présidence de la COP28. Ces documents préparation de réunions sur la COP avec des gouvernements étrangers incluaient systématiquement des arguments commerciaux pour Adnoc et Masdar.
"Al Jaber a clairement indiqué que l'industrie pétrogazière aurait une place de choix à la COP", avait écrit en novembre à l'AFP le sénateur américain démocrate Sheldon Whitehouse, qui a interpellé deux fois l'ONU sur l'influence des lobbys. Il a aussi dû se défendre plusieurs fois qu'il croyait en la science climatique, après un échange vif sur le sujet avec Mary Robinson, la présidente du Groupe des Sages, affectant son image.
Au fil des mois, son appartenance au monde des hydrocarbures, ainsi que sa méticuleuse préparation du rendez-vous de Dubaï, ont fini par convaincre à la fois les pays et les nombreux observateurs participant au processus COP que le patron était sérieux, déterminé et en tout cas méthodique.
"Des excuses"
Durant la conférence, beaucoup de participants ont jugé l'organisation incomparable à celle de la CPO27 l'an dernier en Egypte. "Il est très direct, à l'écoute", confiait Harjeet Singh, vétéran des COP qui parle au nom de l'incontournable Climate Action Network (un réseau de 1.900 organisations). "Il est très ferme, mais on est d'accord sur nos désaccords". La COP28 a elle-même commencé en fanfare avec l'adoption dès le premier jour d'une décision très compliquée sur la mise en œuvre d'un fonds sur les pertes et dommages des pays vulnérables, appelé à être abondé par les pays riches.
Pendant toute la COP28, alors que hors de Dubaï la double casquette de Sultan Al Jaber faisait les gros titres, aucun participant ou presque n'a contesté sa légitimité, même chez les ONG, dont le feu visait essentiellement les lobbyistes des énergies fossiles présents en masse et les pays comme l'Arabie saoudite. Le tournant s'est produit à Bonn, en juin, lorsque Sultan Al Jaber a qualifié pour la première fois la réduction des énergies fossiles d'"inévitable". Une rupture sémantique que le petit monde des COP n'attendait pas de la part d'un responsable du Golfe.
Depuis des mois et à Dubaï, il a à chaque prise de parole souligné son attachement à l'objectif inscrit dans l'accord de Paris de limiter l'élévation de la température à 1,5°C par rapport à la période pré-industrielle, et aux préconisations de la science climatique. Mais sans jamais appeler directement à la sortie des énergies fossiles, répétant que c'était aux "parties" de négocier entre elles.
Dans les derniers jours, sa suprême confiance en lui a été ébranlée. Il avait prévu de terminer la COP28 à l'heure, mardi, mais a dû comme ses prédécesseurs accepter une prolongation de 24 heures, finalement assez standard. Les détracteurs de Sultan Al Jaber lui "doivent des excuses", a jugé le ministre danois du Climat, Dan Jørgensen, mercredi après l'accord final, vantant sa "transparence".