À l’occasion du Vendredi thématique consacré cette semaine à l’élection présidentielle en Turquie, Europe 1 s’est penchée sur la jeunesse de ce pays qui va jouer un rôle majeur dans une élection où Recep Tayyip Erdogan et son opposant Kemal Kiliçdaroglu sont, d’après les sondages, au coude-à-coude.
Ils sont six millions de jeunes turcs à pouvoir voter pour la première fois à l'élection présidentielle dimanche prochain, soit 10 à 12 % de l’ensemble des électeurs. Une frange décisive, dans un pays où la jeunesse est politisée, mobilisée, avec traditionnellement une forte participation : "On vote à plus de 80-85%. La diaspora a déjà voté avec un taux de participation très élevé", assure Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et spécialiste du régime politique turc. Une génération Z majoritairement opposée à Recep Tayyip Erdogan, seul président qu’elle n’ait jamais connu.
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"D’après les instituts de sondages les plus extrêmes, 80 % de la jeunesse ne votera pas pour l’AKP, le parti d’Erdogan", souligne Patrice Moyeuvre, chercheur associé à l'IRIS, spécialiste de la Turquie. En cause, un régime synonyme d’ouverture au début des années 2000, avant de prendre le virage de l'autoritarisme au cours de la dernière décennie. Un conservatisme inadéquat pour la nouvelle génération qui n’a connu "que les plus mauvais aspects avec le durcissement et la répression de ces dernières années", explique de son côté Aurélien Denizeau, chercheur indépendant, spécialiste de la Turquie.
"C’est peut-être une époque qui se termine"
Cette génération est moderne, sécularisée, ultra connectée, ouverte sur le monde, consciente des évolutions sociétales et "en a ras-le-bol de se voir imposer un mode de vie et un ordre moral par l’AKP", liste Patrice Moyeuvre. Parmi les événements qui ont contribué à ce rejet, on compte notamment les manifestations de Gezi en 2013, où la jeunesse s’était opposée à l’AKP, et la nomination par l’AKP d’un recteur à l’université du Bosphore (Bogazici) début 2021, entraînant une contestation des étudiants.
C’est d’ailleurs cette jeunesse étudiante - urbanisée et progressiste - qui s’oppose le plus au président actuel et rompt souvent avec les choix politiques de ses parents. "Ce qui mobilise la jeunesse autour d'Erdogan il y a 20 ans, c'était les néo-urbains qui avaient assuré la croissance des grandes villes turques à la fin du 20e siècle", rappelle Jean Marcou. Cette génération précédente souhaitait notamment améliorer son niveau de vie et accéder à l’université, "notamment pour les femme voilées".
Des aspects "dépassés" selon le professeur, qui ont laissé place à l’évolution économique et sociale souhaitée par les enfants de ces néo-urbains. "Les résultats économiques ont fait la force et l’influence de l’AKP, mais ils ne sont plus omniprésents à l’heure actuelle. La croissance est toujours forte, mais le pays doit gérer ce développement par des opérations qui rapportent à la population et lui permettent de vivre et d’améliorer son niveau de vie. Or ce n’est plus le cas aujourd’hui", note le spécialiste. Cette tendance pèse sur l’élection et certainement sur une jeunesse qui n’a plus le même engouement pour l’AKP que les parents. "C’est peut-être une époque qui se termine", conclut Jean Marcou.
Barrage à Erdogan
Si la fin de l’ère Erdogan advient, elle pourrait être remplacée par celle de Kemal Kiliçdaroglu, son principal rival dans les sondages. L'opposant, à la tête d’une coalition de six partis, espère bien tirer profit de ce rejet d’Erdogan. C’est d’ailleurs une stratégie assumée auprès de l'électorat jeune : "Il a réussi au cours des derniers mois à créer une dynamique du 'tous contre Erdogan'", explique Jean Marcou.
Le vote des jeunes est donc un vote de rejet plus qu’un vote d’adhésion, lié à la méfiance envers une coalition composée entre autres d’un parti islamiste - en opposition avec le besoin de laïcité et de kémalisme de la jeunesse - et d’anciens ministres d’Erdogan avec à sa tête un leader "peu charismatique", complète Patrice Moyeuvre. "La jeunesse ne fait pas confiance à cette coalition très hétéroclite. Mais aujourd'hui ce n'est pas le programme ni la personnalité de l'opposant qui compte, mais bien le départ d’Erdogan", ajoute Aurélien Denizeau.
Erdogan peut compter sur une partie de la jeunesse
Pour autant, le chef de l’AKP peut encore compter sur une part non négligeable de la jeunesse, notamment celle des campagnes qui n’a pas ou peu fait d’études et votera plutôt comme les parents ou selon la tradition familiale davantage religieuse, plus à même de vouloir laisser "un musulman qui a rendu la Turquie forte" à la tête de l’État, analyse Patrice Moyeuvre. Cette frange de la population lui "pardonne pratiquement tous les soucis économiques actuels et même sa gestion des tremblements de terre", ajoute-t-il.
Mais la jeunesse qui compte encore plus pour Erdogan, c’est celle des diasporas, présente dans en Europe, notamment l’Allemagne et la France. Souvent pro-AKP cette jeune génération "peu assimilée, sans parcours universitaire, coupée des évolutions de la Turquie contemporaine, est très identitaire", explique Aurélien Denizeau avant d’ajouter : "En France notamment, cette jeunesse qui ne connaît pas le quotidien des Turcs sur place a peur de perdre une identité fantasmée".
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Un président fort, représentant d’une Turquie forte, répond à ce mal d’identité d’une jeunesse "marquée religieusement qui vient souvent d’Anatolie vers l’Europe occidentale sans passer par les grandes villes", complète Patrice Moyeuvre avant de nuancer : "Même si une part importante est pro-Erdogan, la jeunesse de la diaspora reste hétérogène. Celles qui vivent en Chine, aux États-Unis ou en Afrique du Sud auraient plus tendance à voter pour l'opposition".
Le sort d’Erdogan est incertain, mais si le président rempile pour un nouveau mandat, il pourra remercier les nombreux Turcs de la diaspora d’Europe qui auront voté pour lui