Le monde a découvert ces dernières années le sort réservés aux Ouïghours, ce peuple turcophone et à majorité musulmane, dans le nord-ouest de la Chine. Plusieurs enquêtes de grands médias et d’ONG accusent Pékin d’avoir interné, depuis 2017, plus d’un million d’entre eux dans des centres de rééducation politique, qui sont des camps de travail forcé. Le régime communiste affirme de son côté qu’il s’agit de "centres de formation professionnelle", destinés à éloigner les Ouïghours de l’islamisme et du séparatisme. Or il existe une importante communauté ouïghoure en Turquie. Là-bas, ils sont considérés comme des proches, de part leur langue et leur religion.
Pendant longtemps, le président Erdogan a pris fait et cause pour eux. Mais ces derniers temps, ce soutien s’est estompé et l’importance des liens économiques avec la Chine semble avoir pris le dessus. À Istanbul, où la majorité des Ouïghours exilés sont installés, des manifestations sont organisées toutes les semaines.
"Pendant deux ans, je n'ai eu aucune nouvelle de ma famille"
À l’occasion d’une visite officielle du ministre des Affaires étrangères chinois en Turquie, des centaines de manifestants se sont réunis devant le consulat chinois. Ils ont brandi des étendards bleu ciel, la couleur du drapeau ouïghour, et chaque personne a tenu des pancartes avec les photos d’un père, d’une sœur, d’un ami… Autant de proches dont ils sont sans nouvelles depuis parfois plus de quatre ans.
Jevlan est l’un d’entre eux. Ce jeune trentenaire est arrivé en Turquie il y a 10 ans pour finir ses études. Son père, sa mère et son frère sont toujours au Xinjiang. "Pendant deux ans, je n'ai eu aucune information sur eux. Puis une connaissance m'a écrit, en 2019 : si je n'avais pas de nouvelles, c'est qu'ils étaient détenus dans un camp", raconte-t-il à Europe 1. "Mon père et mon frère ont été relâchés. Mais ma mère a été condamnée et envoyée en prison. Principalement parce qu’elle m'avait rendu visite en Turquie en 2013."
Une diaspora sous surveillance
À chaque rassemblement, Jevlan porte un dossard avec la photo de sa mère, et ce slogan écrit en trois langues – chinois, turc et anglais - : "Libérez ma mère". Manifester, c'est la seule chose qu'il puisse faire. Impossible d'envoyer un message, les communications sont surveillées, et la dernière fois qu’il est rentré au Xinjang, il y a cinq ans, la police chinoise a tenté de faire de lui un informateur.
"Des agents de sécurité chinois m'ont appelé et dit qu'ils viendraient me récupérer à l'arrêt de bus. Puis ils m'ont posé des questions sur ma situation en Turquie et celle des Ouïghours. Ils m'ont demandé de me faire des amis et de leur raconter nos réunions. Ils voulaient que je sois leur espion !" Par la suite, et pendant plusieurs mois, les policiers lui ont envoyé des messages tous les jours.
Jevlan (à droite) arbore une chasuble bleue avec le visage de sa mère, vraisemblablement prisonnière d'un camp au Xinjang. ©Cerise Sudry-le-Dû.
"La surveillance des Ouïghours par la Chine à travers le monde s’effectue en prenant en otage la famille présente au Xinjiang, pour faire taire la diaspora, ou au contraire pour obliger certains de ses membres à travailler pour le compte de la Chine", explique à Europe 1 Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut ouïghour d’Europe et enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
"Il y aurait 1.300 camps au Xinjang"
En Turquie comme ailleurs, les rares informations qui filtrent sur le sort des Ouïghours en Chine proviennent d’ONG et de certains témoignages de fuyards. On parle de centaines de milliers de détenus dans des camps dans l'Ouest de la Chine.
Nourredine Izzbazar est à la tête de l’association des droits de l’homme du turkestan oriental, le nom donné au Xinjiang en Turquie. Dans ses locaux, des dizaines de photos de la région sont encadrées. Il prépare des rapports sur les violations des droits de l’homme là-bas, et reçoit régulièrement chez lui des Ouïghours inquiets pour leur famille, restée au pays. "Il y aurait 1.300 camps au Xinjang. Et nous pensons que 8 millions de personnes y seraient détenues. Là-bas, elles sont réduites en esclavage, les enfants sont pris à leur famille. On essaie de les convertir et d’en faire des Chinois, de leur laver le cerveau", explique-t-il. "Les femmes sont également stérilisées. On estime qu'après 2017, 80% d'entre elles ont été stérilisées. La Chine essaie d'en finir avec la population du Xinjang."
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Les autorités chinoises ont également listé 75 signes de prétendue radicalisation qui permettent aux fonctionnaires d’envoyer des Ouïghours en camps de travail. "Parmi ces signes, il y a le fait d’avoir trop de livres à la maison si l’on n’est pas professeur, le fait de ne pas fumer ou de ne pas boire d’alcool", détaille Dilnur Reyhan.
Une économie turque alimentée par les aides chinoises
Il y aurait 60.000 Ouïghours en Turquie. Parmi eux, 5.000 ont obtenu la nationalité turque, 20.000 ont un permis de séjour ou sont considérés comme réfugiés. Pour les autres, beaucoup se retrouvent sans papiers et bloqués en Turquie, la Chine refusant de renouveler leurs passeports. Néanmoins, l’opinion publique turque est très favorable aux Ouïghours.
Fin décembre, lorsque la Chine a ratifié un traité d'extradition, signé 3 ans plus tôt avec Ankara, la communauté s’est inquiétée. Le texte prévoit que la Turquie puisse accélérer le retour de certains Ouïghours soupçonnés de "terrorisme". Le Ministre des affaires étrangères turc a eu beau assurer que personne ne serait renvoyé en Chine, certains sont convaincus que cela pourrait arriver.
"La Turquie a toujours été sensible au problème ouïghour, l'exploitant même à des fins nationalistes. Mais là, le gouvernement est très silencieux. D'une part, parce que l'économie turque est totalement dépendante de l'aide chinoise pour ses gros projets. D'autre part, on peut y voir une alliance des pays "liberticides". Après tout, ni la Turquie ni la Chine ne sont très sensibles aux droits de l'homme", relève Ali Tirali, manifestant et doctorant à l'Université du Bosphore, membre d’un parti d'opposition.
Signe de cette proximité entre Pékin et Ankara : depuis le début de l'année, la Turquie a autorisé l’utilisation du vaccin chinois pour lutter contre le coronavirus. Une "diplomatie du vaccin" dénoncée par l’opposition.