La polémique part d'un livre, sorti mi-février. Pourquoi libérer Dutroux ?, interroge dès le titre Bruno Dayez, pénaliste belge de renom. L'avocat défend le pédophile le plus célèbre du Royaume, condamné à la détention à perpétuité en juin 2004 pour les rapts et viols de six fillettes et adolescentes, dont quatre sont mortes. Pour faire publier son ouvrage, le conseil a dû démarcher plusieurs éditeurs, dont certains ont changé d'avis au dernier moment par peur des représailles, rapporte Le Vif. La Foire au livre de Bruxelles a pour sa part "repoussé" l'organisation d'un débat public avec l'auteur, invoquant des raisons de sécurité. Car le choix de Marc Dutroux comme "symbole" des limites du système pénal belge est loin de faire l'unanimité.
La prison, "trou noir du lavabo". Dans Pourquoi libérer Dutroux ?, dont Le Vif a publié des extraits consultés par Europe 1, Bruno Dayez compare la prison belge au "trou noir du lavabo". "Elle a la même fonction d'évacuer (en l'occurrence le rebut social), la même évidence (pas de lavabo sans avaloir, pas de société sans prison) et la même invisibilité (il ne viendrait à personne l'idée de s'intéresser à un vide)". Pointant le peu d'investissement de l'Etat belge dans les soins psychologiques aux détenus, mais aussi la formation professionnelle et les activités des détenus, l'avocat dénonce l'abandon de toute perspective de réinsertion pour les condamnés considérés comme les plus dangereux.
En droit belge, tout condamné peut théoriquement déposer une demande de libération conditionnelle après quinze ans de prison - le tribunal d'application des peines en a déjà refusé une à Marc Dutroux. Mais dans les faits, ces demandes peuvent être systématiquement rejetées, rendant la perpétuité "réelle". Pierre Defosse, condamné pour enlèvements et meurtres de jeunes auto-stoppeuse, est par exemple détenu depuis 41 ans, sans aucune perspective de sortie. "On s'arrête à mon passé sans prendre la peine de voir qui je suis maintenant", déplorait-il en 2017 auprès du Soir.
Le traumatisme Michelle Martin. Dans l'affaire Dutroux, l'opinion belge, toujours profondément traumatisée, refuse de revivre un douloureux précédent. En août 2012, Michelle Martin, ex-femme et complice du pédophile, obtenait elle sa libération anticipée dans une atmosphère de scandale, après avoir purgé 16 des 30 années de prison auxquelles elle avait été condamnée. Considérée comme la "femme la plus haïe du pays", selon les mots employés par son propre avocat, l'ancienne épouse avait su présenter un projet de réinsertion crédible, à savoir son hébergement par des sœurs dans un couvent.
Depuis, le gouvernement a durci les conditions de libération conditionnelle pour les crimes les plus "graves", allongeant la partie incompressible de la peine et donnant au parquet la possibilité de formuler un recours sur le fond du dossier pour "bloquer" la procédure. "Arguer qu'on serait confronté à des faits d'une telle gravité qu'ils mériteraient à eux seuls l'application d'un régime particulier n'est pas recevable selon moi", avance Bruno Dayez, qui cite en exemple l'abolition de la peine de mort. "Il est apparu, lentement mais sûrement, en tout cas sous nos latitudes, que l'on ne pouvait pas traiter un assassin comme il avait lui-même traité sa victime, sauf à se rabaisser en quelque sorte à son niveau."
"La figure du mal absolu". En Belgique, le débat agite d'abord les médias, dont certains n'ont pas hésité à prendre partie. Le Vif a "décidé de servir de caisse de résonance au plaidoyer de l'avocat". Pour La Libre Belgique, Bruno Dayez "feint de faire l'impasse sur le fait que son client continue à représenter, pour la Belgique entière et singulièrement pour les familles de ses victimes, la figure du mal absolu". En 1996, la première "marche blanche" de l'histoire était organisée dans les rues de Bruxelles, en mémoire des fillettes disparues. Plus de vingt ans plus tard, le père de l'une des victimes, Jean-Denis Lejeune, écume les plateaux de télévision pour raviver ce souvenir. Et interroge à propos de Marc Dutroux, sur le plateau de la RTBF : "Si on le remet en liberté, il va aller où ? ça veut dire qu'il va redevenir le voisin de quelqu'un ?"
Lundi, Bruno Dayez a été placé sous protection policière après qu'un individu a brûlé un exemplaire de son livre sur une vidéo publiée sur internet, selon les informations de Sudinfo. L'auteur, qui a renoncé à tous ses droits, refusant de gagner de l'argent grâce à cette affaire, continue pourtant de répondre aux questions des journalistes pour expliquer sa démarche. L'affaire a même dépassé les frontières de l'Europe lorsqu'Elizabeth Yore, célèbre avocate américaine spécialisée dans la défense des droits de l'enfant, a pris position en faveur des familles de victimes, qualifiant Marc Dutroux de "criminel à haut risque".
Mais la question est-elle vraiment de savoir si le pédophile, qui voulait créer une "cité souterraine" d'enfants selon son ancien avocat et multiplie les provocations depuis son incarcération, doit-être libéré ? Interrogé par Le Vif, Denis Bosquet, président de la commission de surveillance de la prison de Forest, voit davantage la démarche comme un pavé dans la mare. "Si Dayez avait choisi un autre cas que Dutroux, les médias ne s'y intéresseraient pas", note-t-il. "Il n'y aurait pas de tribune, rien."